Alarme Croissance. Il y a 45 ans déjà…
Par Hélène Combis *
À partir de la crise de 1973, la croissance commence à avoir mauvaise presse, au grand dam des technocrates… En 1974, certains pointent déjà d'un doigt accusateur la production industrielle, la croissance frénétique des biens matériels. Comme l'économiste Louis Puiseux, auteur de L’Energie et le désarroi post-industriel [ref]Éd. Futuribles, 1973. [/ref] dans cette même émission :
« Il est évident que quand on part d’un niveau de vie très bas, d’un très grand dénuement, les premiers biens matériels qu’on acquiert ont une utilité considérable : la première paire de chaussures, pour quelqu’un qui est toujours allé pieds nus, la première pompe électrique, pour quelqu’un qui a toujours été obligé d’aller chercher de l’eau avec un seau, sont des choses d’une utilité énorme. En revanche, à partir d’un certain niveau d’équipement, quand on se met à avoir cinquante paires de chaussures, la cinquante-et-unième ne sert vraiment pas à grand chose ! Quand on a déjà une voiture dans une famille, la deuxième voiture a une utilité beaucoup plus faible. […] De ce point de vue-là, la critique d’Ivan Illich est très forte, consistant à montrer qu’à partir d’un certain niveau, la croissance se dévore elle-même, devient comme Prométhée qui deviendrait son propre vautour et se dévorerait lui-même le foie. »
Louis Puiseux
Balayer d'un mouvement de manche les Trente Glorieuses ? Voire, revenir en arrière et adopter une forme de civilisation primitive ? Trop tard déjà pour le biologiste et naturaliste Jean Dorst, désireux de changer le rapport de l'homme avec la nature. Ce qui est à la portée d’un individu qui peut s'il le souhaite se retirer dans une île déserte sur le Pacifique, n’est plus à la portée de nos sociétés.
Jean Dorst
⬅︎ Casser la courbe exponentielle de croissance : pas plus de solution il y a 40 ans qu'aujourd'hui. Taux de croissance annuel du sacro-saint PIB (1950-2010) et taux de croissance annuel moyen pour trois périodes, dont les Trente Glorieuse. D'après des données de l'INSEE.• Crédits : Wikipédia/ CC BY-SA 3.0. • Cliquer pour agrandir.
Dans cette archive de 1974, Jean Dorst se voulait quand même optimiste, soulignant le fait que l'homme, à l'inverse de l'animal, était suffisamment intelligent pour faire des courbes et anticiper. Il disait son espoir d'une solution politique et d'une prise de conscience individuelle. Mais concernant la question de la suffisance des ressources naturelles de la Terre, si la courbe de croissance était maintenue, sa réponse était sans appel :
Récolte de soja destiné à produire du biocarburant. État du Mato Grosso, au Brésil. Le pays est le deuxième producteur mondial après les Etats-Unis. • Cliquer pour agrandir. « Dans un certain nombre de domaines, nous avons déjà atteint ces limites. Nous les avons dépassées sur des points précis, dans des régions précises, mais il reste encore une certaine marge. Ça doit nous inciter à un certain optimisme, en nous disant : “Nous avons encore le temps, avant que la catastrophe, ce qu’on a appelé une éco-catastrophe, survienne”. Mais d’un autre côté, c’est aussi inquiétant, parce qu’on se dit : “Nous avons encore le temps, nous allons remettre la solution du problème à demain”[…] or ce danger est quand même proche. » Jean Dorst Et de prendre l’exemple de la crise du pétrole, soulignant que le monde avait été alerté par les géologues… “mais ça ne nous a pas empêchés d’avoir de plus en plus de voitures, des voitures de plus en plus puissantes, et de reconvertir aussi bien notre industrie et notre chauffage domestique à des produits pétroliers." Enfin, à la fin de cette archive, François Ramade, professeur émérite d'écologie, appelait à une croissance non plus quantitative, mais qualitative, développant les techniques les moins consommatrices d’espace et de ressources : « Je pense par exemple à certains aspects de l’informatique qui représentent un progrès spirituel somme toute. » [ref]Lier informatique et spiritualité… Le raccourci a l'excuse du temps… Trop en avance, ou déjà dépassé ?[Ndlr][/ref]
Mais il allait plus loin, criant haro sur le manque d'intelligence de ses semblables, qu'il estimait (déjà, en 1974 !) conditionnés par les médias. Les conflits liés à l'exploitation de ressources naturelles datent de Mathusalem. En 1974, les risques politiques étant exacerbés par la crise de 1973, le scénario du pire était déjà envisagé. François Ramade estimait même qu'il était bien plus probable qu'il intervienne, avant l'éco-catastrophe elle-même. Difficile d'entrapercevoir ne serait-ce qu'un début de solution à ce problème d'ampleur mondiale, en 1974… En fin d'émission, le philosophe et sociologue Edgar Morin soulignait tout le paradoxe de l'inextricable situation, revenant à l'instant T où la machine « croissance économique » s'était emballée, à la fin de la Seconde Guerre mondiale… : * Hélène Combis est journaliste au service multimédia de France Culture. Vifs remerciements pour l’aimable autorisation de reproduire son article sur « C’est pour dire ».
J’ai passé plus d’un demi-siècle à alerter, ça n’a pas changé grand chose à la déglingue chaotique de la planète, mais au moins ça m’a maintenu alerte. Avec un peu de chance, le collapsus, c’est pas pour moi, mais pour plus jeune, qui a le choix : le tout-à-l’ego du tatouage et du piercing, ou la révolte du sensible et de l’altruisme. A moins qu’il ne reste plus que l’option survivaliste, la réaliste, celle qui suppose beaucoup de cartouches…
Je pense que tout ce qui est dit dans « Alarme croissance » est du bon sens, mais le peuple n’est pas une bande d’ignorants et je pense qu’il faut convaincre intelligemment et utilement. Dans un autre registre, Angela Davis a expliqué qu’Hillary Clinton n’était pas une bonne candidate pour défendre le féminisme tel qu’elle le conçoit et qu’elle ne serait pas une bonne présidente des Etats Unis, étant trop libérale économiquement. Cette critique et d’autre ont été efficaces puisqu’elle n’a pas été élue, Est-ce un résultat positif, y compris pour l’écologie ? Attention de ne pas provoquer le même résultat en faisant peur, et en sachant que les donneurs de leçons ont parfois un passé bien plus polluant que le pire de 4X4.
Commentaire extrêmement pertinent dont j’apprécie et savoure chaque développement. Vos remarques je les applique aussi aux « purs et durs de la décroissance » (pour faire écho à un débat en cours à la suite d’un autre article) dont les propos et/ou les écrits me semblent très contre productifs quand aux développements des idées et pratiques écologistes. Comme vous le dites « les donneurs de leçons ont parfois un passé bien plus polluant que le pire des 4X4 », et je rajouterais « bien pire que n’importe quelle personne pauvre, sans doute aucun ».
Haro sur la croissance ! Laquelle ? La croissance économique, bien sûr ! Mais celle-ci cherche-t-elle pas à rattraper, sans jamais y arriver une croissance démographique qui pousse allègrement l’humanité vers un futur de tous les dangers.
1,8 milliards d’habitants en 1900, plus de 11 milliards en 2050 ! Les campagnes internationales des années 1960 visant à un contrôle des naissances dans le but, non pas de freiner la démographie mais de promouvoir liberté (choix) et émancipation féminines tout en favorisant une meilleure attention portée aux enfants (éducation), n’ont pu résister aux coups de butoirs des offensives politico-religieuses appelant à la rescousse l’argument « anticolonialiste » pour faire du « croissez et multipliez » une fuite en avant mortifère.
Récemment (JDD du 6 juillet 2019), la présidente du FMI Kristalina Georgieva faisait remarquer : » Lorsque je rencontre un dirigeant africain, je lui raconte que mon pays, la Bulgarie, était aussi peuplé que le Kenya en 1960 avec environ 8 millions d’habitants. Mais, aujourd’hui, la Bulgarie a 7,3 millions d’habitants et le Kenya 47 millions ! Je leur explique que mon pays ne pourrait pas survivre avec une telle démographie. »
Là aussi, excellent commentaire. Je me rappelle que dans les années 70 et 80 le mensuel « Le Courrier de l’UNESCO » consacrait au moins un numéro par an, voire deux, à la question démographique. Ce temps est fini. « Les offensives politico-religieuses » comme vous dites. Ce qui est grave aussi, c’est que la question de la surpopulation, de la nécessaire stagnation et limitation de la population mondiale, est devenue tabou chez nombre d’écologistes patentés, politiques, voire chez des partisans forcenés de la décroissance : « la décroissance oui, mais surtout pas la décroissance en nombre de l’humanité », tel est le credo, comme si la question du nombre n’avait aucune importance, n’influait pas sur la destruction des richesses planétaires, sur la diminution infernale de l’espace vital des autres espèces.