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« Front populaire ». Le cri d’Onfray

Temps de lecture ± 8 mn

 Par Gian Laurens 

En français, « pousser des cris d'orfraie » signifie crier au scandale sur un ton menaçant; le mot « orfraie » résulte alors d’une association phonétique entre le terme effraie, associé à la chouette effraie, dont le cri nocturne était prompt à angoisser les noctambules superstitieux. Retenons ici, pour s’en amuser, la juxtaposition des yeux ronds de la chouette et des lunettes rectangulaires de qui l’on sait – une marque de fabrique devenue un logo, sans en tirer d’autres conclusions extra-voyantes… GP

[dropcap]Notre[/dropcap] philosophe national, qu’on tient pour aussi prolifique que prolixe, vient de prendre une initiative qui peut rendre circonspect : le mook (magazine-book) Front Populaire, sorti ce fin juin 2020. Son intention : faire dialoguer voire rassembler les souverainistes de tous bords, disons, pour simplifier, ceux de droite et ceux de gauche qui veulent que les décisions politiques nationales se prennent d’abord au niveau national et non plus à Bruxelles. Peut-être n’est-ce pas là qu’un manifeste, mais aussi l’idée d’un parti voire d’un mouvement révolutionnaire : changer radicalement la donne...

Définitions par défaut

Si la qualification de souverainistes va sans problème pour ceux de droite (Zemmour, de Villiers, par exemple), elle est moins évidente pour ceux de gauche (Chevènement, Mélenchon, par exemple). Et puis il y a ceux de l’entre-deux, comme Raoult. Il semble que cette appartenance rapportée au champ politique se caractérise d’abord par des options de rejet de ce qui est à l’opposé du souverainisme, à commencer par l’option la plus triviale d’entre elles : l’anti-Maastricht, l’anti-Europe technocratique de Bruxelles. Cette union souverainiste conjoncturelle et stratégique dans le rejet commun de ce qu’on ne veut plus pourrait être caricaturée avec cette formule lapidaire : « Les ennemis de nos ennemis sont nos ennemis. »

Y aurait-il chez Michel Onfray une vision quasi impériale – si ce ne serait là un oxymore, vu le contexte – de faire en sorte que les extrêmes se rejoignent sur l’essentiel et fassent des concessions réciproques sur le secondaire ? Les marges ne sont pas si éloignées que ça, de part et d’autre d’un courant dominant qui non seulement oublie les identités nationales mais aussi toute l’Europe au profit d’un intercontinent mondialisé et d’un capitalisme universel. Un courant qui oublie l’Histoire, les cultures, les valeurs européennes des savoirs et des Lumières et néglige le patrimoine du Vieux Continent au seul profit de la finance, du commerce, de la consommation. Qui oublie qu’avec l’effacement des nations, de l’Europe, d’une bonne partie de la civilisation occidentale, c’est la perpétuation d’un système – appelons-le productiviste thermo-industriel – qui exploite à mort, qui pollue sans limite, qui détruit la biodiversité, qui prône une croissance infinie dans un monde qui ne l’est pas et s’enivre de cette incantation monstrueuse du « progrès » en l’ânonnant inlassablement comme un impératif absolu de foi religieuse.

Leçons précédentes

À quels précédents historiques peut-on penser, suffisamment pertinents et nombreux pour qu’on puisse esquisser un pronostic – en termes de chances de réussite ou risques d’échec – pour l’entreprise du Normand proudhonien ? On songe immédiatement à cette alliance informelle entre l’extrême droite nazie et l’extrême gauche communiste durant la République de Weimar, collusion de facto pour éliminer l’ennemi commun, la social-démocratie et le centre allemands. Le pacte germano-soviétique de 1939-41 qui suivit est tout aussi emblématique. Schéma quasi identique pour l’Espagne républicaine, quand les communistes rendaient service aux franquistes, et réciproquement, pour éliminer anarchistes, trotskistes et socialistes. D’autres associations « contre-nature » de ce type ont essaimé au cours de l’Histoire, ancienne et contemporaine, qui ont un dénominateur commun : il s’agissait à chaque fois d’une union, le plus souvent tacite ou opportuniste, et toujours conçue comme provisoire, pour éliminer un ennemi commun. Et une fois ce dernier battu, les « frères momentanés » redevenaient ennemis, dans l’oscillation historique du pendule du pouvoir : Hitler se jouera un temps de Staline qui se jouera un temps de ses successeurs... À qui profite le crime incestueux, finalement ? C’est manifestement sans fin, la roue de la fortune tourne et les joueurs de poker ne sont que provisoirement gagnants.

Jusque’à quel point compatibles ?

Y a-t-il une réelle possibilité que les extrêmes souverainistes délaissent ou atténuent leurs divergences secondes pour s’allier valablement sur un principe directeur : ma nation d’abord, les autres nations ensuite. Et d’ailleurs, sur quelles valeurs centrales de la nation s’accorderaient-ils ? Et surtout, avec quelles modalités pratiques s’accorderaient-ils ? Grâce à un parlement national jacobin ou au travers d’assemblées fédérales girondines ? Centralisme vaguement démocratique ou fédéralisme plus ou moins populaire ?

On ne peut pas réfléchir au possible devenir du projet d’Onfray sans prendre en considération que les souverainistes-extrémistes de droite comme de gauche soutiennent par ailleurs des points de vue exacerbés de droite et de gauche qu’ils ne tiennent pas forcément pour secondaires, et par là même terriblement antagonistes. Tentons nonobstant le pari : y a-t-il une possibilité qu’il puisse y avoir un rapprochement, une conciliation qui pour en être circonstancielle comme dans les exemples cités supra, n’en serait pas moins opérationnelle, et auquel cas, que pourrait-on en attendre ?

Stratégies inversement symétriques

La gauche extrême est anticapitaliste et même, depuis quelque temps, antiproductiviste (si on lui inclut le communisme, il faut reconnaître que ça n’a pas été toujours le cas, quand elle se vantait, avec le stakhanovisme, de pouvoir dépasser les USA). Elle veut en finir dans le meilleur des cas avec l’exploitation éhontée des ressources naturelles. Elle est par voie de conséquence pour une écologie plutôt dure et pure et paradoxalement, au regard de son souverainisme (pour la partie de l’extrême gauche qui s’en réclame), pour une nécessaire entente entre les nations à ce sujet. Ce qui entraîne la fin de la compétition internationale – voire d’une bonne partie du commerce mondial – et l’instauration d’un régime universel de coopération, dont Darwin (avec Kropotkine, Thoreau, Bookchin et autres) a fait remarquer que c’était une disposition naturelle bien répandue dans le monde animal. Se pose la question de la stratégie panécologiste : l’effacement du capitalisme ne se fera pas sans lutter, mais comment ? Ce serait tellement bien qu’il puisse se faire idéalement, sans qu’il y ait nécessité d’engager la bataille, avec cette forme d’art supérieur de la guerre prôné par Sun Tsu. À la façon du fantasme de La Boétie : «Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Les gènes de gauche sont plutôt féminins et maternels. Ils sont rousseauistes. Ils conçoivent le monde comme malléable avec une possible réalité idéalisée à venir : « Ça peut changer ! »

La droite extrême peut accessoirement dénoncer le libéralisme mondialisé, dans la mesure où il s’oppose à son souverainisme. Mais de là à évacuer les « valeurs » de compétition, de progrès non stop, de « toujours plus » tant quantitatif que qualitatif, il y a plus qu’un fossé. Les gènes droitiers sont ceux du plus fort, du spencerisme ou « darwinisme social » [ref] On doit en effet à Herbert Spencer (1820-1903) la formule du « darwinisme social », un oxymore réfuté par Darwin lui-même, qui n’appréciait pas le personnage et moins encore son concept d’« évolution », substitué à celui de la « descendance avec modification » exposé dans L’Origine des espèces.[/ref] Le dominant y est aussi incontournable que le dominé. Le désir de souverainisme ne peut être que la conclusion d’un combat qui ne peut se gagner qu’à condition d’être le meilleur. La voie pour atteindre le souverainisme ne peut être que violente, rompu qu’il est aux capacités viriles, agressives, impavides, précepte historiquement bien plus répandu à droite qu’à gauche. Les gènes droitiers sont ceux de l’exhortation divine condensée dans l’injonction biblique : « Croissez et multipliez-vous, asservissez les animaux... », ils sont virils et inséminateurs. Et dominateurs, élitistes, conquérants. Ils sont hobbesiens [ref] Pour le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), l’état de nature est un état de la « guerre de tous contre tous », souvent et abusivement résumé par la formule « l’homme est un loup pour l’homme ».[/ref]. Ils s’arc-boutent sur un déterminisme d’un réel historiquement immuable : « C’est comme ça ! »

On a bien vu, dernièrement, combien diverses expressions écologistes étaient dénigrées par la droite extrême : Greta Thunberg est stigmatisée à cause de son jeune âge, voire de son syndrome d’Asperger, on lui reproche sa naïveté sans pour autant lui opposer des arguments pro-progrès. On la calomnie parce qu’elle est anti-progrès thermo-industriel, et que le progrès est en soi une inéluctabilité qui ne se discute pas. Il va être difficile à la droite en général (et à la large partie de la gauche qui y croit toujours) de se départir de l’idée de la croissance, alors que la gauche extrême, écologiste et souverainiste, prône l’opposé, la décroissance ou, si l’on veut, la croissance de valeurs non destructrices, respectueuses des biotopes.

Migrants et choc des civilisations

Autre pierre d’achoppement, les migrants. La droite extrême leur voue une allergie qui s’apparente à un racisme plus ou moins virulent, la gauche extrême nage en plein angélisme mystificateur. Il n’y aurait d’un côté que des envahisseurs primitifs et lubriques, et de l’autre que de pauvres hères chassés de chez eux par la guerre et la misère, alors que la réalité – statistique – devrait se situer entre les deux, et aussi à côté. Face à ce qui peut s’apparenter à un projet de grand remplacement, les uns préconisent des mesures expéditives – c’est le cas de le dire – sans pour autant en préciser les modalités de leur réalisation. Les autres restent encore et toujours dans l’espoir d’une sorte de miracle des esprits, à savoir que les allogènes finiront par s’assimiler et les autochtones par les accepter. La rémigration, et même la simple expulsion des délinquants et déboutés apparaissent cependant comme des solutions irréalisables dans les conditions « démocratiques » actuelles, ce sont des vœux pieux alors que progressent de plus en plus la discrimination, le ségrégationnisme et le multiculturalisme. C’est peut-être sur ce terrain des confrontations culturelles, ethniques et raciales que les deux extrêmes semblent le plus incapables de s’entendre. C’est en priorité avec le problème migrant que devront hypocritement faire l’impasse les candidats pansouverainistes en évitant ce sujet qui ne peut que fâcher.

Chef ou assemblées générales ?

Que ce soit avec le capitalisme exploiteur tous azimuts, avec l’écologie, avec l’immigration ou encore dans d’autres domaines, il y a une grande différence entre les deux extrêmes quant au moyen fondamental – aux acteurs de pouvoir – susceptible de mettre en œuvre des solutions partielles et a fortiori une solution globale : la droite extrême mise sur un grand chef, un homme providentiel, une personnalité aussi charismatique qu’exceptionnelle ; la gauche extrême – du moins pour sa composante non autoritariste – ne jure que par des assemblées démocratiques et représentatives : poigne de fer plus ou moins dictatoriale contre adhésion si possible unanime du peuple, les deux perspectives paraissant aussi difficiles l’une que l’autre à émerger, du moins pour l’heure aussi utopiques l’une que l’autre.

Vu d’ici et maintenant, l’initiative du créateur de l’Université populaire de Caen paraît une gageure, une tentative de fiancer la carpe et le lapin. Doit-on pour autant la rejeter, du fait de l’héritage antagoniste historique des valeurs de droite et gauche extrêmes, sans même essayer ? Parions, plutôt : qui dans cette entreprise aussi chimérique a le plus chance de retirer les marrons du feu ou risque de perdre son âme ?

GL

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2 réflexions sur “<span class="dquo">«</span> Front populaire ». Le cri d’Onfray

  • Jean-Francois HEROUARD

    Magistrale ana­lyse ! tu es bien fils des Lumières, cher G nour­ri d’his­toire. Je vais la répandre, qq amis las­sés de la mol­lesse des soi-disant oppo­si­tions, se disent tentés

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