Le petit homme de Sempé, si loin de Nietzsche
On est loin ici de l’Amor fati de Nietzsche : Aime ton destin ! Le petit homme n’est certes pas le surhomme nietzschéen. Il est là, sur le plat de la falaise, prudemment à l’écart du vide. Il n’est pas davantage semblable à son plus contemporain, ce Sylvain Tesson escaladant l’aiguille de la fameuse falaise d’Étretat : « […] une ode au primesaut, à la gaieté, à l’amour de la patrie. Je l’ai lancé aux mouettes, au sommet de l’aiguille, encordé dans le vent, pour rien, pour le geste […] » En somme, une bravade d’esthète, une autre version, plus athlétique, de la geste surréaliste, voire patagonique. Gratuite, inutile, sauf par le Beau. Ici c’est la beauté du geste, le geste qui honore, ne menace pas, n’invective pas, n’insulte pas. Tout l’inverse ! Ce qui peut renvoyer à Nietzsche : aimer la vie comme on aime la musique, aussi avec ses dissonances et accidents harmoniques. Aimer tout de la vie, à un point tel de souhaiter la revivre encore et encore, à l’infini si cela se présentait. En éternel retour.
L’amor fati, c’est un amour, pas une résignation ni un dolorisme. Encore moins une fuite dans la consolation, spécialement dans la consolation religieuse par l’espérance de la belle vie, enfin… après la mort. « Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler (…), mais l’aimer… »[ref] F. Nietzsche, Ecce homo, « Pourquoi je suis si avisé »).[/ref]
Le petit homme de Sempé pourrait bien aussi être celui de Wilhelm Reich[ref]W. Reich, Écoute, petit homme ! 1974, Éd. Payot.[/ref], enserré dans sa cuirasse caractérielle et émotionnelle, fermé comme une huître, hurlant au bord de sa falaise après les éléments qu’il ne sait pas aimer. Aussi n'entend-il pas non plus la sagesse des stoïciens : à quoi bon s'opposer à ce qui ne dépend pas de soi ?[ref]À rapprocher, en politique, de la vanité des indignations et des oppositions creuses.[/ref] Rien à voir non plus avec la sérénité apparente du Voyageur contemplant une mer de nuages [ci-contre], figure du fameux tableau de Caspar David Friedrich, qui appelle aussi à bien des interprétations. Deux représentations du devenir humain, de sa petitesse face à l’immensité du monde, de deux orgueils aussi, quoique différents. Tous deux, finalement fort éloignés du surhomme nietzschéen – ou plus exactement du surhumain, qualité par laquelle l'humain peut prétendre à devenir ce qu'il est.
On dit souvent de la mer en furie, qu’elle est démontée, mais ne serait-elle pas plutôt remontée ?
Merci Gérard de ce texte lumineux accompagnant Sempé sur le bord de la falaise, et de tes rapprochements si pertinents qui ramassent et concentrent en quelques lignes comment on peut être au monde…
J’avoue me reconnaitre dans ces gesticulations grotesques mais l’amor fati n’est pas vraiment inscrit au programme.…
Et du fond du cœur belles fêtes .…tout de même
Analyse pour le moins originale, car on boit le plus souvent les Sempé comme du petit lait, sans questionner davantage le fond qu’ils expriment, ou qu’ils recèlent. On en apprend aussi, à cette occasion, sur quelques concepts de Nietzsche. Merci.
Avant de nous tourner vers l’homme de Sempé, un mot sur celui de C. D. Friedrich, qui « contemple » (parait-il) une mer de nuages depuis son piédestal. Dans ses beaux habits de bourgeois, il nous tourne le dos – trait distinctif de celui qui n’a cure de son prochain – en même temps qu’il ne voit rien d’autre de la nature que de la brume. Cet écran lui permet en définitive de ne rien voir de cette nature… ce qui l’autorise ensuite à souiller cette nature en toute bonne conscience, à force d’usines et de machines. L’homme de Friedrich ne contemple en définitif rien d’autre que son ego. Perché sur son rocher et s’y croyant libre, il y est en fait tout autant enchaîné que Prométhée, à la seule différence qu’il ne le sait pas. Le propre de l’homo industrialis du XIXe siècle, c’est précisément d’être aliéné, totalement dépendant de sa volonté de puissance sans jamais avoir l’humilité de reconnaître celle-ci pour ce qu’elle est : une addiction.
Gérard Ponthieu a raison de le citer ici, car on ne comprend l’homme de Sempé que si l’on a bien en mémoire celui de Friedrich et sa signification. Tous deux font face à l’immensité et la traitent d’égal à égal. L’humoriste français « répond » alors au romantique allemand : il lui dit que son romantisme est ridicule et pathétique. L’homme de Sempé est tout aussi ridicule que son prédécesseur, mais la différence tient-elle seulement au fait que son créateur souligne ce ridicule par ce moyen qu’est l’humour ? Pourquoi, au fond, l’homme de Sempé est-il ridicule ? Plus exactement : pourquoi reste t‑il ridicule ?… Parce que lui aussi regarde la nature de haut et de loin. et que cette condescendance reste entachée de sentimentalité : il est l’homo ecologis du XXe siècle celui qui défend « l’environnement », signe des pétitions à tour de bras, prône le tri sélectif et vote EELV… celui qui nous la joue « développement durable » mais qui est incapable de développer sa conscience, qui ne comprend pas que si la nature est polluée, c’est qu’elle est en fait profanée, que c’est lui qui la profane et cela parce qu’il sacralise désormais ce par quoi il a profané la nature : la technique. La conscience de l’homme de Sempé est légère, vagabonde, primesautière, inconsistante… parce qu’elle est inconséquente, elle n’établit aucun lien entre le passé et le présent et ne tient donc a fortiori aucun compte des erreurs de ce passé. Le meilleur qualificatif de la conscience de l’homme de Sempé est « bohème ».
Et c’est cette caractéristique qui marque ce qu’Ellul appelait en son temps (celui de Sempé) « la métamorphose du bourgeois ».