1979 « La joie a fait son entrée à Téhéran » L’islam et le gauchisme
« I Insurrection victorieuse à Téhéran ». Le titre occupe la « Une » de Libération, ce 12 février 1979. Envoyé spécial du quotidien, Marc Kravetz, ancien leader de Mai 68 reconverti dans le grand reportage, relate le « premier Grand Soir» de la révolution iranienne, le 11 février : « Vers 21 heures, on a entendu les premiers cris. Un long hurlement modulé venu du fond de la gorge. Allahou Akhbar. Ce n 'était plus un slogan, ce n'était plus un cri de ralliement, mais une musique pure, fondamentale, venue des origines, belle comme le chant des loups. Allahou Akhbar. Sur tous les toits de la ville, du nord au sud, de l'est à l'ouest, des voix se répondaient. Allabou Akhbar. [ ... ] Le cri de la guerre sainte retrouvait, dans la nuit, brisé de loin en loin par les rafales de fusils-mitrailleurs, son énergie libératrice. »
Libération du 2 février 1979. Serge July en lévitation
« Un vieil homme est rentré hier dans son pays, après seize années d’exil forcé. Il n’aurait pas été l’ayatollah Khomeiny, l’événement n’en aurait pas été moins émouvant. Le nomade choisit sa route, pas l’exilé. Chassé par le Shah en 1963, celui qui est devenu le «guide» de son peuple au même titre que les Chinois ont pu parler de guide pour désigner Mao, a recollé deux parties de lui-même, et mis fin à une déchirure. L’intense émotion de la foule iranienne, qui avait littéralement submergé la capitale, traduisant bien ce moment exceptionnel où un peuple se retrouve, et s’identifie.
« Il n’y a pas de bonheur plus grand que la chute d’une dictature. Et celui que le peuple iranien accueillait hier était tout simplement son libérateur. Fête essentielle au cours de laquelle un peuple se regarde, comme un enfant dans un miroir et qui, dans la joie, se reconnaît. Ce miroir, c’est le voisin, l’inconnu qui passe ou cet étranger que je suis, ce sont des hommes et des femmes qui ont perdu la marque de leurs conditions respectives, qui, toutes barrières effondrées, se rencontrent. Seuls les stades en folie pour d’exceptionnels jeux de ballons donnent parfois l’illusion de ces retrouvailles. Illusion fugace car le jour de la «libération» est le seul jour parmi tous les jours d’un combat, où un peuple ressemble véritablement à un peuple, à tout ce que ce mot évoque d’espérance, de pouvoirs, d’abus, de libertés et déjà de mensonges. »
Pour Serge July, ce pays inventé où les bâtiments sont « gauchistes » et le voile « un symbole de lutte » n'est pas vraiment musulman : « C'est sans doute parce que le chiisme est une religion centrée sur le martyre de Hussein, le petit-fils de Mahomet, exaltant les souffrances et les épreuves, les larmes et le chagrin, qu'il est devenu une arme de libération, un instrument de lutte contre la dictature, y compris pour la grande masse des "incrédules", des incroyants de ce pays, qui ne paraissent pas s'être brusquement convertis à la religion d'Allah. » L'ancien leader maoïste a tout de même du mal à se convaincre qu'une masse d'incroyants et d'incrédules choisisse de scander en boucle « Allahou Akhbar ! » pour son Grand Soir libérateur : « Si la religion chiite a été une arme dont la jeunesse et, à sa suite, toutes les fractions du peuple iranien se sont emparées pour combattre le despotisme, elle a naturellement influé sur le cours des événements. Elle a en particulier aggravé cette tristesse spontanée, et souvent uniformisé les contestations. Au prix, il est vrai, d'une redoutable efficacité. Cette révolution est évidemment tordue, mais l'histoire réelle sait bien qu'il n y a de révolutions que tordues. »
Le directeur du journal fondé par Jean-Paul Sartre a donc cru rencontrer des « chiites gauchistes » et découvert dans le chiisme une religion « anti-pouvoir » donnant la souveraineté à la « base» : « La religion chiite, et c'est l'une de ses caractéristiques principales, n'a pas de hiérarchie centrale qui désigne, sélectionne, élit ses chefs et s'autodésigne. La base religieuse est seule souveraine. » Ces laborieux efforts d’auto-persuasion lui permettent de s'enthousiasmer pour l'étrange gauchisme de l'un de ses interlocuteurs, membre d'une Association des ingénieurs islamiques à l'origine d'un Comité de protection de l'ouvrier et dont les explications passionnent l'ancien dirigeant de la Gauche prolétarienne : « Nous faisons un travail idéologique en donnant des conférences aux ouvriers sur les idées économiques de l'islam. Et puis il y a les cas individuels. Là aussi, nous discutons avec lui, sur ses besoins, et ceux de sa famille, auprès de qui nous enquêtons. Et nous leur trouvons du travail. Par exemple, vendeurs ambulants d'ouvrages islamiques. » Er, lorsque Serge July rencontre des imams de l'entourage de l'ayatollah Khomeyni, c'est pour se convaincre qu'ils le sont très peu : « La mosquée Hosainie Bani Fetima est dirigée depuis seize ans par l'ayatollah Moussavi, l'un des religieux de la capitale les plus proches de l'imam, avec le docteur Mofatan. Comme lui, c'est un "leader de masse" qui, en quelques mois, a organisé le quartier autour de la mosquée. Son activité est tellement temporelle, à ce point militante, qu'on en vient, à tort naturellement, à oublier Allah, le turban et la robe pour ne retenir que le dirigeant politique qui construit un parti de masse : le "parti d'Allah", qui reconstruit une vie communautaire dam son quartier. »
La présence de Serge July et de Marc Kravetz à Téhéran est la conséquence d'une reprise en main politique du suivi du Grand Soir iranien au sein de la rédaction de Libération. Claire Brière et Pierre Blanchet, qui avaient couvert, comme correspondants du quotidien, les événements tout au long de l'année 1978, sont arrivés dans la capitale le 1" février 1979 en compagnie de l'ayatollah Khomeyni avec le vol spécial Paris-Téhéran d'Air France affrété par le gouvernement français. Mais ils ne sont plus considérés comme aptes à rendre compte seuls de ces jours historiques. Cela faisait quelques mois que leurs reportages relataient trop ce qu'ils voyaient dans les rues de Téhéran : la brutalité des mollahs, déjà la persécution des minorités, les commandos attaquant bars et dancings en laissant des milliers de bouteilles d'alcool brisées dans les rues, la propagande antisémite, expliquant notamment que les soldats du shah étaient des agents israéliens camouflés. Leurs articles étaient de plus en plus souvent caviardés à Paris, pour ne pas désespérer Saint-Germain-des-Prés. Et, quand ils voudront rapporter, dès les premiers jours de la révolution, les exécutions sommaires, les viols, la torture, le sadisme des religieux et le délire de la foule déchiquetant les corps des suppliciés pour qu'ils ne souillent pas la terre d'islam, Libération leur imposera de publier leur texte dans la rubrique « Libre opinion ».

L'hallucination gauchiste de July et Kravetz est partagée par Michel Foucault, qui a effectué deux voyages en Iran à la fin de l'année 1978 en compagnie de Claire Brière et de Pierre Blanchet. Il publiera ses « reportages d'idées » dans le quotidien italien Corriere della Sera. Le grand philosophe de la critique de tous les pouvoirs fait lui aussi de belles contorsions pour voir et entendre le contraire de ce qu'il voit et entend. Le contraire de ce qu'il n'a cessé de dire de la religion quand elle étaie catholique. «L'islam, cette année 1978, n'a pas été l'opium du peuple, justement parce qu'il a été l'esprit d'un monde sans esprit. » Le chiisme ? « Une religion qui na pas cessé, à travers les siècles, de donner une force irréductible à tout ce qui, du fond d'un peuple, peut s’opposer au pouvoir de l'État. » Un culte qui « arme ses fidèles d'une impatience continue » et « leur souffle une ardeur qui, d'un seul tenant, est politique et religieuse ». Cette gymnastique cérébrale rapproche le professeur au Collège de France (chaire d'histoire des systèmes de pensée) de la lévitation : « Je pensais que la volonté collective, c'était comme Dieu, comme l’âme, ça ne se rencontrait jamais. Nous avons rencontré, à Téhéran et dans tout l'Iran, la volonté collective d'un peuple. [ ... ] C'est l'insurrection d'hommes aux mains nues qui veulent soulever le poids formidable qui pèse sur chacun de nous, mais plus particulièrement sur eux, ces laboureurs du pétrole, ces paysans aux frontières des empires : le poids de l'ordre du monde entier. C'est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle. » L'islam ? « Le souffle d'une religion qui parle moins de l'au-delà que de la transfiguration de ce monde-ci. » L'ayatollah Khomeyni ? Un « vieux saint exilé à Paris » en comparaison de qui « aucun chef d'État, aucun leader politique, même appuyé sur tous les médias de son pays, ne peut aujourd'hui se vanter d'être l'objet d'un attachement aussi personnel et aussi intense » : « Il n y aura pas de parti de Khomeyni, il n y aura pas de gouvernement de Khomeyni. Khomeyni est le point de fixation d'une volonté collective. » La foule enfiévrée qui le réclame ? « Une manifestation, là-bas, c'est vraiment une manifestation. »
Ces contorsions foucaldiennes donnent à voir en direct ce processus d'aveuglement volontaire de l'intelligentsia parisienne, démarrant au quart de tour à la première lueur islamiste, après le deuil des espérances stalinienne, maoïste et guévariste. Le même charabia pour se convaincre une fois de plus que tout est différent de ce que l'on a devant les yeux : « Les Iraniens n'ont pas le même régime de vérité que le nôtre. [ ... ] En Iran, il est, pour une bonne part, modelé sur cette religion à forme exotérique et contenu ésotérique. C'est-à-dire que tout ce qui est dit sous la forme explicite de la loi renvoie en même temps à un autre sens qui parle. Donc dire une chose qui veut en dire une autre, non seulement ce n'est pas une ambiguïté condamnable, mais c'est au contraire une surcharge nécessaire et valorisée. Et alors que, ma foi, on dise quelque chose qui, au niveau des faits, n'est pas vrai mais qui renvoie à un sens profond, inassimilable en termes d'exactitude et d'observation ... »
Michel Foucault n'avait pas tiqué quand une grande « autorité religieuse » l'avait reçu pour lui expliquer l'avenir des «libertés» en Iran: « Elles seront respectées dans la mesure où leur usage ne nuira pas à autrui; les minorités seront protégées et libres de vivre à leur guise à condition de ne pas porter dommage à la majorité; entre l'homme et la femme, il n’y aura pas inégalité de droits, mais différence, puisqu'il y a différence de nature. » Lui qui n'avait pas dit un mot, dans tous ses longs reportages, du seul bilan positif du shah – la libération des femmes – s'était même permis de répondre très brutalement à une lectrice iranienne du Nouvel Observateur lui reprochant de sembler « ému par la "spiritualité musulmane, qui remplacerait avantageusement la féroce dictature affairiste chancelante », que son propos relevait de la «haine» de l'islam et qu'il était « intolérable » de « confondre tous les aspects, toutes les formes, toutes les virtualités de l'islam dans un même mépris pour les rejeter en bloc sous le reproche millénaire de « fanatisme'' ».
Mais, quand l'auteur des Mots et des choses rencontre un imam qui lui tient des propos d'un « antisémitisme virulent», il préfère toue de même prendre congé du personnage. Et, lorsque, dès le 17 février, l'ayatollah Khomeyni, qui souhaite publiquement « que saigne l'Iran pour que la révolution soit forte», ordonne les premiers massacres de ses opposants, le professeur au Collège de France envoie une lettre de protestation touchante de naïveté au chef du gouvernement iranien, Mehdi Bazargan, pour lui dire que « les procès qui se déroulent aujourd'hui en Iran ne manquent pas d'inquiéter», mais qu'il garde confiance : « Pas plus que moi, j'imagine, vous n'admettez le principe d'une souveraineté qui n’aurait de comptes à rendre qu’à elle-même. » Il lui rappelle ses engagements lors de leur rencontre en septembre 1978, alors que Bazargan était président de l'Association pour la défense des droits de l'homme en Iran : « Vous disiez qu'un gouvernement, en se réclamant de l'islam, limiterait les droits considérables de la simple souveraineté civile par des obligations fondées sur la religion. Islamique, ce gouvernement se saurait lié par un supplément de "devoirs". Et il respecterait ces liens, car le peuple pourrait retourner contre lui cette religion qu'il partage avec lui. » Contre ces procès expéditifs d'une révolution islamique dont il encourageait quelques semaines plus tôt le combat contre l'occidentalisation, le philosophe parisien invoque dans sa lettre les très occidentaux droits de la défense : « Il faut – et c'est impérieux – donner à celui que l'on poursuit le plus de moyens de défense et le plus de droits possible. » Mais il s'accroche encore à l'espoir islamique, ne voulant encore voir dans ces premiers massacres que l'effet du « pouvoir », comme il l'écrira dans Le Nouvel Observateur en avril 1979 : « Dans l'expression "gouvernement islamique” pourquoi jeter d'emblée la suspicion sur l’adjectif « islamique" ? Le mot "gouvernement" suffit, à lui seul, à éveiller la vigilance. » Sur ce, Michel Foucault, conscient de son impasse, préfère se taire définitivement sur la révolution iranienne.
La troupe nombreuse et variée des foucaldiens fera de même. Marc Kravetz, lui, essaye un temps de pinailler quand arrive, dès mars 1979, un écho particulièrement sensible pour Libération : l'exécution d'homosexuels à Téhéran. Il écrit alors un article alambiqué expliquant, à partir de mystérieuses , « informations d'origine iranienne», qu'il s'agit non pas d'exécutions d"'homosexuels" en tant que tels, mais d'hommes accusés de proxénétisme homosexuel et de violences sexuelles ». Cette légitimation embarrassée suscite de violents remous au sein du quotidien, où apparaissent des articles relatant que des milliers d'Iraniennes ont manifesté dès le 8 mars « pour refuser que la révolution les renvoie au Moyen Age». L'un d'eux souligne qu'aux cris d'« A bas Khomeyni ! » elles protestent contre des « fanatiques musulmans » qui ne leur laissent qu'un choix : « le foulard ou la raclée». Annonçant le 16 mars une manifestation parisienne de soutien aux Iraniennes menacées, le quotidien précise que « le parcours en sera symbolique, puisqu'il ira du parvis de Notre-Dame (18 heures) jusqu'à la Grande Mosquée ». Il s'agit de la première et dernière fois où l'on ose manifester devant une mosquée ! Mais cette liberté s'accompagne d'une précaution : bien accuser aussi les catholiques, ce parcours permettant, précise Libération, de « mettre en cause au moins deux religions, la catholique n'étant pas plus libératrice pour les femmes que la musulmane ».
À la même époque, un groupe de personnalités féministes (dont Catherine Clément, Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber, Claire Brière, Maria-Antonietta Macciocchi) décide d'aller voir en Iran l'ayatollah Khomeyni pour lui demander de renoncer à voiler les femmes. Tout en le portant elles-mêmes pour pouvoir passer la frontière à l'aéroport de Téhéran. Mais, sur place, elles se divisent, certaines ayant lancé l'idée d'aller se présenter devant le saint homme les seins nus. Dans la nuit, elles réveillent à Paris Simone de Beauvoir afin qu'elle les départage. La grande féministe trouve d’abord l'idée excellente, puis les en dissuade, après avoir été convaincue par Claire Brière, la seule de l'équipée qui connaisse la réalité de l'Iran et de son chef, que ce serait aller au massacre…
Michel Foucault s'est beaucoup exposé, mais il n'est pas le seul à avoir fait allégeance à cet islam qui relève la tête en 1979. À travers la prise d'otages, à la fin de l'année, du personnel de leur ambassade à Téhéran, la révolution khomeyniste ridiculise les États-Unis. Les Américains, n'ayant pas encore compris la nature de l'offensive islamiste, soutiennent au même moment, en compagnie de l'Arabie saoudite, les moudjahidine qui se soulèvent en Afghanistan contre le régime procommuniste de Kaboul, soutenu par l'URSS, laquelle avait mis en garde contre le « danger » d'un gouvernement islamiste. Ex-communiste et ex-maoïste, André Glucksmann fait alors dans Le Monde l'éloge du « maquisard afghan » qui « s'accroche à sa rocaille » : « Nous avons perdu l'habitude, nous parlons de fanatisme. Courage conviendrait mieux à celui qui risque sa vie pour rester ce qu'il est, non pour forcer l'autre à devenir comme lui. Il demeurera différent de nous par sa civilisation et sa foi ; s'il meurt isolé en son courage, nous n'aurons plus qu'à demander, comme à la fin de la République espagnole, pour qui sonne le glas ? » Cet engouement khomeynisre qui saisit une large partie de la gauche française (jusqu'au Parti socialiste, qui a organisé une soirée de soutien à la révolution iranienne à la Maison de la chimie, à Paris, le 23 janvier) tient moins aux vertus de l'islam, dont la plupart de ses nouveaux admirateurs manifestent une ignorance crasse, qu'au délicieux discours anti-occidental qu'il leur envoie. C'est en raison de la critique de l'«archaïsme» du « rêve vieillot» du shah d'Iran – sa volonté d'« ouvrir son pays par la laïcisation et l'industrialisation », sa « tentative de modernisation à l'européenne des pays islamiques» – que Foucault s'est fait duper par les chefs religieux, qui s'y opposaient. C'est par son obsession antisoviétique de communiste repenti qu'André Glucksmann encense les rebelles afghans, qui commencent à faire la chasse aux femmes en liberté pour leur imposer le voile. Aveuglement qu'illustre aussi en cette même année 1979 la publication par l'ancien soixante-huitard Jean-Édern Hallier des Principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux de Khomeyni. Présenté comme le Petit livre vert de l'ayatollah, l'opuscule, édité par les Éditions Libres Hallier, donne la vision du monde du grand révolutionnaire iranien : « L'Europe n'est qu'un ensemble de dictatures pleines d'injustices; l'humanité entière doit frapper d'une poigne de fer ces fauteurs de troubles si elle veut retrouver sa tranquillité. Si la civilisation islamique avait dirigé l'Occident, on ne serait plus contraint d'assister à ces agissements sauvages, indignes même des animaux féroces. Si on appliquait pendant une année seulement les lois punitives de l'islam, on déracinerait toutes les injustices et les immoralités dévastatrices. » Le but de la « guerre sainte » – « la conquête des territoires non musulmans • – est clairement expliqué dans ce Petit livre vert : « Il sera du devoir de tout homme majeur et valide de se porter volontaire 1 dans cette guerre de conquête dont le but final est de faire régner la loi coranique d'un bout à l'autre de la terre. » Guerre de conquête justifiée au nom de la supériorité du Coran sur le judaïsme et le christianisme. Mais cela ne fait-il pas quelques années déjà, depuis le début de la guerre civile au Liban, en 1975, que Le Monde a pris l'habitude de rendre compte du conflit en opposant « islamo-progressistes » et « chrétiens conservateurs » ? Le Petit livre vert remplace le Petit livre rouge de Mao parce que le gauchisme est en train de changer de peuple rédempteur. Le prolétariat français l'a déçu en 1968 en refusant la sublime Révolution qu'il lui avait offerte, pour préférer une méprisable gratification matérielle, l'augmentation du Smig (l'ancêtre du Smic). Le prolétariat de substitution sera l'immigration, que le patronat, lui aussi affecté par les augmentations de salaires et les droits syndicaux qu'il a dû consentir aux ouvriers en 1968, ne cessera d'accueillir, principalement en provenance du Maghreb, pour faire pression sur les coûts de la main-d'œuvre française. L'immigrationnisme naît de cette alliance, jamais démentie depuis, entre les intérêts bien compris du patronat et le ressentiment prolophobe des soixante-huitards, que beaucoup d'entre eux importeront au Parti socialiste. La métamorphose prendra plusieurs décennies avant que les nouveaux damnés de la terre soient désormais régulièrement crédités de la reconstruction de la France et du succès des Trente Glorieuses et que les banlieues où ils ont été parqués soient baptisées « quartiers populaires», le peuple déchu étant traité de « populiste ». Mais elle a commencé dans ces années-là et Libération en fut l'un des laboratoires.
Les grèves des loyers dans les foyers de logements pour travailleurs immigrés Sonacotra, de 1977 à 1979, sont ainsi suivies de près, investies par les mouvements d'extrême gauche comme un terrain de lutte du nouveau peuple : l'objectif est d'inciter les organisations syndicales et politiques de gauche à s'engager derrière ces « nouvelles luttes ». Mais la CGT et la CFDT sont réticentes. La guerre d'Algérie est encore proche et les vieux militants sont bien placés pour savoir que beaucoup d'immigrés refusent d'adhérer à leurs syndicats « français », préférant s' organiser de manière autonome, « comme la Fédération de France du FLN pendant la guerre d'Algérie», ainsi que l'explique clairement un membre du Comité de coordination des grévistes Sonacotra, dont la moitié des militants sont algériens et ont souvent fait la guerre, certains jouant les provocateurs en se qualifiant de « fedayim ». Mais cela plaît beaucoup à Libération, qui rend compte régulièrement de ces conflits. Le quotidien leur consacre sur cinq numéros, du 9 au 13 mai 1980, une longue enquête récapitulative. Celle-ci relate négativement la position de la CFDT, qui dénonce l'arrogance des «fedayins» : « En sommant les organisations syndicales de lui apporter un soutien inconditionnel en usurpant certaines de leurs signatures, en s'imposant sans les consulter comme unique représentant des grévistes, le Comité de coordination s'est isolé et mène une stratégie suicidaire. » Rappelant que pendant la guerre d'Algérie « le FLN interdit de prendre sa carte à la CGT», Libération ajoute que le PCF ne voit dans ce comité (défendu par l'ancien avocat du FLN Jacques Vergès) qu'un « agent provocateur à la solde des gauchistes». Ce qui fait dire à l'un de ses leaders immigrés, interviewé par le quotidien : « Rien na changé depuis la guerre d'Algérie : c'est la gauche respectueuse votant les pouvoirs spéciaux. Vous êtes restés un peuple de porcs ! »
Faisant le lien entre le conflit Sonacotra et l'actualité internationale – « A Téhéran, les foules montent à l'assaut d'une dictature comme une marée sans fin. Le “djihad”» – et relevant qu'un des foyers a baptisé son comité de grève « Comité Khomeyni», Libération se délecte à recueillir les allusions les plus guerrières des grévistes. Comme la remarque d'un membre du Comité de coordination chargé des négociations avec la direction de la Sonacotra et le ministère du Travail : « Vraiment, je n'ai aucun goût pour discuter avec ces gens-là. Il faudrait un kalachnikov. » Er bien d'autres dans le même registre : « C'est un conflit social d'accord, mais par moments il a presque le parfum d'un mouvement de libération. » Ou encore : « Plus d'illusions sur les Français, nous sommes en guerre l » Après l'évocation de « chants palestiniens» dans un foyer occupé, l'article ajoute qu'un gréviste fanfaronne en référence au récent massacre de Palestiniens au Liban : « Ils ne feront pas un pas de plus, ce sera notre Tel al-Zaasar ! » Lorsque le secrétaire d'État chargé des Travailleurs manuels et immigrés, Lionel Stoléru, fait expulser des grévistes, Libération y voit évidemment une « décision sournoise et méticuleuse comme une "opération Challe" dans les djebels algériens ».
Ces reportages sont écrits à la gloire du leader du Comité de coordination, Mustapha Cherchari, qui, pas ingrat, dit aux journalistes de Libération exactement ce qu'ils rêvent d'entendre: « La classe ouvrière, aujourd'hui, c'est nous, les étrangers. » Pudiquement, Libération note que dans les comités locaux de soutien aux grévistes, noyautés par l'extrême gauche, « les militants sont souvent des militantes », ce qui, « le machisme maghrébin aidant», ne facilite pas les choses. On n'en saura pas plus ... Les reportages sont aussi discrets sur la police des mœurs qui se met en place dans les foyers Sonacorra pour interdire l'alcool et les jeux. On ne saura rien non plus du contenu du « tract trop nerveux» qui vaut à certains des responsables du Comité de coordination d'être « pourchassés par la justice, qui veut les expulser de France». Perspective qui effraie Libération : « Vous imaginez-vous demain dans ce pays débarrassé de tout ce qui n'a pas l'épiderme strictement rose ? Nos rues, nos métros, nos terrains vagues écumés du grouillement de la vie pour une conformité glaciale et parfaitement nationale ? » Cette préférence pour la nouvelle classe ouvrière contre l'ancienne est définitivement et symboliquement actée en décembre 1980, dans le Val-de-Marne, par l'exemplaire affaire du foyer de Vitry, qui voit le Parti communiste, pris en tenaille entre le giscardisme patronal et la naissance de l'islamo-gauchisrne, défait dans sa dernière tentative de défendre le prolétariat français.
La mairie de droite de Saint-Maur-des-Fossés, qui n'en veut plus, décide du transfert de 320 Maliens d'un foyer d'immigrés dans un bâtiment construit sur le territoire de la municipalité communiste de Vitry-sur-Seine. Le maire de Vitry, Paul Mercieca, fils d'immigré, qui s'était opposé à ce transfert au nom de l'égale répartition des foyers dans la région parisienne, décide de faire détruire au bulldozer le bâtiment avant son occupation. Le recteur de la grande mosquée de Paris, Hamza Boubakeur, s'insurge au nom des Maliens, tous musulmans, en dénonçant dans le maire «dévoyé» de Vitry « un individu paradoxal et un faux communiste » qui « trahit la doctrine marxiste » : « Mon devoir est de dire à la municipalité : arrière le racisme, arrière la trahison de la classe ouvrière. » Alors que la campagne pour l'élection présidentielle bat son plein, la plus haute autorité de l'islam français termine par une allusion menaçante aux « quatre cent cinquante mille électeurs musulmans » et « leurs amis et alliés antiracistes » : « Ces chiffres cités ne sont pas imaginaires. L 'élection présidentielle est trop importante pour qu'elle ne soit pas étudiée au microscope. Nous savons de quel côté se trouvent nos vrais amis. » Le recteur est largement approuvé par la presse et les intellectuels, dont le philosophe maoïste Alain Badiou, qui dénonce déjà, dans Le Monde, un « racisme d'État», et la Licra, qui dépose plainte pour discrimination raciale (elle sera déboutée, des juges estimant encore à l'époque que « ce peut être un objectif antiraciste que de ne pas tendre à un habitat trop spécifique afin d'éviter les réactions de rejet »).
Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste, répond au recteur de la Grande Mosquée en prenant la défense du maire de Vitry dans une longue lettre argumentée qui restera comme la dernière tentative de s'opposer à la préférence immigrée :
« La présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l'immigration posent aujourd'hui de graves problèmes. Il fout les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables. Ce qui nous guide, c'est la communauté d'intérêts, la solidarité des travailleurs français et des travailleurs immigrés. Tout le contraire de la haine et de la rupture. Certains – qui défendent par ailleurs le droit de vivre au pays pour les Bretons ou les Occitans –prétendent que l'immigration massive des travailleurs est une nécessité, voire un bienfait, du monde contemporain. Non, c'est une conséquence du régime capitaliste, de l'impérialisme. Des millions d'hommes sont contraints au cruel exil en terre étrangère, loin de leur ciel et de leur peuple, parce qu'ils n'ont pas assez de travail chez eux.
Cette main-d'œuvre leur permet de réaliser des profits plus gros et d'exercer une pression plus forte sur les salaires, les conditions de travail et de vie, les droits de l'ensemble des travailleurs de France, immigrés ou non. Cette politique est contraire tant aux intérêts des travailleurs immigrés et de la plupart de leurs nations d'origine qu'aux intérêts des travailleurs fiançais et de la France. Dans la crise actuelle, elle constitue pour les patrons et le gouvernement un moyen d'aggraver le chômage, les bas salaires, les mauvaises conditions de travail, la répression contre tous les travailleurs, aussi bien immigrés que fiançais. C'est pourquoi nous disons : il fout arrêter l'immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage .
Il fout résoudre d'importants problèmes posés dans la vie locale française par l'immigration. En effet, M. Giscard d'Estaing et les patrons refusent les immigrés dans de nombreuses communes ou les en rejettent pour les concentrer dam certaines villes, et surtout dans les villes dirigées par des communistes. Ainsi se trouvent entassés dans ce qu'il fout bien appeler des ghettos des travailleurs et des familles aux traditions, aux langues, aux façons de vivre différentes. Cela crée des tensions, et parfois des heurts entre immigrés des divers pays. Cela rend difficiles leurs relations avec les Français. »
Georges Marchais se conformait à une tradition solidement établie dans le mouvement ouvrier et à gauche de protection des travailleurs français contre les calculs patronaux. Le contrôle des mouvements de travailleurs étrangers, servant d'armée de réserve du capital selon les marxistes, figurait parmi les objectifs de la Ire Internationale. Tradition représentée aussi par Alexandre Millerand, un des premiers ministres socialistes, détenteur en 1899 du portefeuille du Commerce et de l'Industrie, qui autorise par décrets l'État à fixer la proportion de travailleurs étrangers. Par la CGT de Léon Jouhaux, qui exige l'application, en 1915, de deux principes: ne pas faire venir de main-d'œuvre étrangère quand la main-d'œuvre locale est suffisante et que les ouvriers étrangers soient payés à égalité avec les ouvriers nationaux. Ou par Léon Blum, leader de la SFIO, qui propose, en 1931, de suspendre toute immigration supplémentaire au nom des « palliatifs empiriques et des conciliations partielles qui ménagent le mieux les intérêts de la classe ouvrière ». La loi sur la protection de la main-d'œuvre nationale, votée le 10 août 1932 par le gouvernement du radical Édouard Herriot et instituant des quotas par profession et par région, entraîna ainsi de nombreux rapatriements et une baisse de plus de 15% de la population étrangère. C'était l'époque où un membre du Parti socialiste et secrétaire adjoint de la CGT pouvait écrire : « 300 000 chômeurs sont déjà un assez lourd fardeau pour qu'il ne soit pas nécessaire de faire venir d'autre main-d'œuure étrangère. » Et la différence était faite entre immigrés économiques et réfugiés politiques, qui arrivaient, dans les années 1930, de l'Allemagne nazie, de l'Espagne franquiste et de l'Italie fasciste, et pour lesquels le gouvernement de Front populaire de Léon Blum créa le statut de réfugié politique, dispensé de visa.
Mais Georges Marchais, dernier représentant de cette tradition de protection économique des travailleurs nationaux, insistait aussi sur une autre préoccupation, bien connue du Parti communiste : le souci de l'intégration des étrangers, qu'il pratiquait avec générosité, rigueur et succès dans ses nombreuses municipalités, ses foyers, ses colonies de vacances. Mais il faut casser cette machine à assimiler parce que l'assimilation n'est plus à l'ordre du jour.
Libération, comme Alain Badiou, donne d'emblée la recette pour en finir avec cette défense d'un peuple rejeté : l'accusation de « racisme». « Pour quelle raison le PCF a-t-il décidé de lancer aujourd'hui une telle campagne on ne peut plus populaire, si l'on considère le racisme ambiant ? » demande le quotidien, qui choisit de publier une tribune explicite de Fredj Stambouli, de l'université de Tunis, donnant déjà le programme de la suite : « La tolérance par les autochtones des travailleurs immigrés passe par un travail préalable de démystification, d'éducation et de libération des premiers. [ ... ] La décolonisation des esprits et du savoir devrait permettre aux populations occidentales d'accepter et même d'encourager le droit légitime des Autres à rester ce qu'ils veulent être. »
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Remerciements à l'éditeur et aux auteurs d'autoriser ce large extrait de l'ouvrage.
- 1Ed. L'Artilleur. Ouvrage collectif de quelque 700 pages aussi documentées qu'érudites. Le thème de la soumission rejoint la permanence d'un questionnement qui va de La Boëtie à Houellebecq, dans sa pleine actualité.
Tout est dit dans ce texte à couper le souffle par les références à des périodes et des lectures que beaucoup d’entre nous ont pu oublier, avec un manque, toutefois, cerise sur ce gâteau au goût âcre, la note de terra nova de 2003 (!) entérinant l’abandon des classes populaires traditionnelles « mal votantes » pour la gauche, au profit d’une immigration plus exotique et fantasmée.