Gaffe, les médias !Presse-MédiasSage, l'image ?

Quand le New York Times prend des Tchèques pour des Brésiliennes. (Pantoufle d’argent)

C’est une histoire un poil compliquée. Mais elle «vaut», comme on dit, en ce sens qu’elle illustre bien les triturations parfois cachées derrière les façades de l’information – et même des plus grands journaux. Un peu comme si on trouvait de la viande avariée dans les cuisines du Grand Véfour. Ici, il s’agit quand même du New York Times, une grande carte aussi.

Hier samedi, je m’arrête sur une brève de Libé titrée «Excuses brésiliennes
du New York Times». J’y apprends que le journal brésilien O Globo a publié, vendredi (28/01/05), une note d'excuse du New York Times pour la publication, le 13 janvier, d'une photo de trois femmes obèses sur une plage de Rio destinée à illustrer un article sur les problèmes de poids au Brésil, alors qu’il s’agissait de trois touristes européennes».

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Bon. Mais ces «trois femmes obèses sur une plage de Rio»… ça me disait quelque chose. [Je vous sens venir avec vos commentaires graveleux…] Mais, bon sang, c’est bien sûr ! : je les avais vues dans le supplément hebdo du NYT publié par Le Monde. Un peu d’archéologie locale, et voilà le travail : journal du 22 janvier, voyez ci-dessus. La légende dit : «Une étude a montré qu’un style de vie sédentaire et un abus de sucreries ont rendu 40 pour cent des adultes du Brésil obèses. Ces baigneuses en minuscules bikinis n’en profitent pas moins de la plage à Ipanema.»

Le reste, je l’ai appris dans les articles de O Globo, publiés sur son site. Il s’agit en fait de trois touristes tchèques. L’une d’elles, raconte le journal qui se délecte de l’affaire, aurait été reconnue dans un aéroport par un chauffeur de taxi sur le mode : «Hé, regardez la fille d’Ipanema !» Ipanema, donc, c’est la plage où la photo fut prise par un photographe free lance, John Maier. Passons sur le fait que le chauffeur en question, brésilien, soit lecteur du NYT… et que de surcroît il ait pu reconnaître Milena – c’est le nom d’une des trois femmes –, en tenue «de ville» et alors qu’on ne voit pas leurs visages sur la photo publiée… Soit, ça c’est la tambouille brésilienne…

Toujours est-il que la Milena alerte ses copines, puis s’adresse à O Globo auquel elle raconte l’affaire, se montrant mi-figue mi-raisin ; d’un côté elle rouspète de se voir ainsi exposée, de l’autre elle n’en est pas moins fière – toujours selon le Globo, qui n’y va pas avec le dos de la cuillère, en lui faisant dire : «Je suis venue au Brésil comme parfaite inconnue et ma photo a été vue par la moitié du monde. Je suis grosse, mais heureuse»… Le journal de Rio ne s’est pas privé d’exploiter la gaffe du Times. N’est-ce pas un rude coup porté à la réputation du Brésil, ou tout au moins à celle de ses sveltes cariocas qui, elles, ne rechignent pas à se faire photographier ? [Là, je prendrais bien un chorus sur «The Girl From Ipanema», fameuse composition d’Antonio Carlos Jobim, mais je tomberais dans mon travers jazzeux et on y passerait tout le blog – ça sera pour une autre fois !]

La suite, prévisible : Ne perdant pas le nord, les trois femmes ont aussi l’idée – ou une âme charitable la leur aura soufflée – de demander quelques poignées de dollars de dédommagement au NYT, histoire de rentabilier leurs vacances agitées… Cela se pratique… Une procédure est donc entamée.

De son côté, le médiateur du journal new-yorkais, Daniel Okrent, qualifie l’affaire d’«embarrassante». Il dédouane toutefois le correspondant à Rio, dont le seul tort est d’avoir trop fait confiance au photographe. Il y a quand même faute commune, courante chez les journalistes : prendre la partie pour le tout. ou plutôt, dans une démarche intellectuelle des plus pernicieuses : partir d’un tout, non pas comme d’une hypothèse, mais comme d’un postulat dissimulé. Plus ordinairement, il s’agit de se laisser emballer par des présupposés, puis de trouver en cours de route ce qui va les confirmer dans une apparente démonstration.

La photographie cède souvent à cette tentation du fait même du cadrage qui isole la partie du tout. L’exemple est ici flagrant : trois femmes non identifiées, hors contexte, permettent de conclure que «les Brésiliennes» deviennent obèses. Ainsi se monte le processus de généralisation dont le prototype caricatural a rendu toutes les Anglaises rousses.

Ce n’est pas là le scandale du siècle, certes. Mais le NYT, journal américain de référence, s’en serait bien passé : il a été très secoué en 2003 par les bidonnages à répétition d’un de ses journalistes, Jayson Blair ; et en 2004 il a dû se confondre en autocritiques sur sa couverture des préparatifs de la guerre en Irak.

Reste le cas du Monde (homonyme de O Globo…) qui a aussi publié la photo litigieuse… Hé Robert [Solé] !, un petit séjour à Rio, ça te changerait de ton bureau de médiateur, hein ?

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Résumons le corps du délit de mal-info : photo non attestée ; généralisation. Circonstances atténuantes : faute reconnue. Soit une Pantoufle d’argent pour le NYT.

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Une réflexion sur “Quand le New York Times prend des Tchèques pour des Brésiliennes. (Pantoufle d’argent)

  • Ah, Léa ! Je vous avais oubliée, depuis 2005. Le temps passe si vite. Et puis, m’ayant lu, vous aurez fait pareil en allant far­fouuiller dans les archives du NYT

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