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Chronique congolaise – 3. Même la magie ne peut pas tout

Kinshasa, Congo-RDC, jeudi.

Ce dimanche à Kin’, c’était la Journée nationale du Poisson. Des banderoles – ah, les calicots des rues africaines ! – claironnaient l’événement. La télé nationale a marqué le coup comme il se doit en suivant quelque ministre et son escorte visitant une pêcherie à Kisangani, dans les 2.000 km au nord-est de la capitale. J’ai aussi honoré l’événement à ma manière en mangeant ma part de poisson, du capitaine surtout, un régal. Aujourd’hui, fin de mon séjour, j’ai déjeuné « Chez Tintin», au bord du fleuve Congo, là où après plus de 4.000 km, il (le fleuve) commence à perdre toute retenue, roulant ses millions de mètres cubes sur les rochers qui précèdent les chutes. Une barge aventurée trop loin ne s’en est pas remise ; elle gît là au pied d’une station de pompage hydraulique.

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« Chez Tintin », une guinguette fameuse qui, en fin de semaine, attire de nombreux Kinois. Mobutu aussi aimait l’endroit : son palais présidentiel (pillé depuis) dominait le fleuve, du haut du mont Ngaliema, « Chez Tintin », c’est autrement plus modeste. Mais l’herbe y est verte et l’ombre généreuse. Et le reporter et son Milou montent la garde de plain pied, ainsi que Haddock non loin ; le reste de la mythologie hergesque est mis en fresque, face à un hétéroclite Lucky Luke…

Comparé à l’ordinaire congolais, c’est comme un coin de paradis. Avec le fleuve là tout près qui roule et rugit, lançant des vagues d’argent comme un dragon crache ses flammes. Mais le niveau hivernal, plus bas qu’en saison des pluies, bien sûr, laisse émerger quelques îlots, des plages même et comme des petits étangs intérieurs. Un bord de Marne à l’africaine avec quelques (rares) baigneurs et des pirogues pour un tour de l’île.

En face, l’autre Congo, celui de Brazza et de l’ex Françafrique. Ici, c’est la rive foulée en 1879 par le British Stanley au profit du roi des Belges – ce Léopold qui voulait se faire aussi gros colonisateur que ses voisins bataves. Ah oui !, on peut dire qu’il a décroché le pactole avec un fameux morceau du continent noir – sur lequel il ne mit cependant jamais les pieds ! (Hergé non plus…) La Belgique doit en grande partie son niveau de développement à l’exploitation des richesses du Zaïre.

Ph. © gp

Dans sa cuisine, « maman » nous mijote un liboké, poisson du fleuve coupé en morceaux, assaisonné et cuit au bain-marie dans une feuille de bananier. Servi au bout d’une heure, avec des frites de banane plantin et une Primus, bière locale en bouteille de 75 cl – que veut le peuple ? Justement, c’est bien la question. Réponse aussi sec en quittant les lieux, qui ne sont d’ailleurs pas les plus déshérités ; on est ici en dehors de la ville tentaculaire et la vie y semble moins âpre. Au moins les enfants ne jouent-ils pas dans les immondices, comme c’est si souvent le cas.

Avant celle du Poisson, donc, il y eut  le 16 juin la Journée de l’enfant africain. Même ce jour-là on peut parier qu’ils n’étaient pas à la fête : ni les enfants-soldats enrôlés dans les conflits à répétition ; ni les enfants des rues, garçonnets et fillettes parfois âgés de moins de dix ans. Ce sont souvent des « enfants-sorciers » : détesté par un beau-parent, par exemple, il est jeté à la rue après avoir été accusé de sorcellerie ; il tente alors de survivre de rapines et/ou en mendiant aux carrefours, à la merci des véhicules et de la pollution. « Le Potentiel » rapporte le cas d’un pasteur de Bukavu qui soupçonnait sa fille de dix ans de faire partie d’un groupe de sorcières. « Il l’a ligotée, battue et exposée sous un soleil ardent afin de la forcer à dénoncer ses complices. »

Revenons toutefois à la Journée du Poisson. C’est le sujet d’une délicieuse chronique du même « Potentiel », considéré comme le meilleur de la dizaine de quotidiens congolais – je le crois aussi. Yoka Lye signe là ses « Confidences de chauffeur de ministre ». Cette fois le satiriste raconte la virée des « Excellences paradant fièrement sous les regards des pêcheurs de Kinkole, passablement amusés».

Extraits du 27 juin : « […] La préposée attitrée du protocole s’était déjà arrangée pour mettre au frais un vin approximatif et frelaté d’Afrique du Sud, […] et pour le servir en exclusivité de ses propres doigts. On ne sait jamais, l’air en politique est si pollué de poison et de coups bas… Moi-même j’étais si heureux, heu-reux ! Heu-reux de savourer pour la première fois dans l’année un « mboto » à l’étouffé, un « capitaine » grillé, un « monganza » frit ou un « mbizi-mayi » enpepe-soupe. J’ai tellement bien mangé, et surtout bien bu, que j’ai commencé à chanter et à danser la tête en bas, et les jambes en l’air. Mon patron de Ministre a ouvert les yeux grands comme ça et a pris des quintes de toux à force de rire…

Ph. © gp

« J’étais si heureux que j’ai gardé comme souvenir de cette Journée du poisson chaque arête de chaque poisson mangé comme reliques, puisque de tels rendez-vous pour de telles ripailles sont si exceptionnels (exceptionnels pour nous pauvres gens en-bas-d’en-bas devenus simples herbivores…) Ces reliques de poissons, arêtes et squelettes de têtes, seront consignées dans un bocal spécial transparent, et à chaque fois que j’aurai une faim spéciale de poisson spécial lors de la journée spéciale de Kinkole, je « revisiterai » (ah ! le mot à la mode !) le bocal pour humer le fumet sauvage du sacré poisson et me rassasier par cœur… »

Pendant que j’y suis, je continue à feuilleter « Le Potentiel ». Là, trois-quarts de page sur l’ouverture de l’agence Nokia à Kinshasa. Le téléphone cellulaire, cette nouvelle folie africaine. Pas de ronds, pas de quoi bouffer, mais chacun ou presque caresse son téléphone et se ruine pour lui, faisant du secteur le premier de ces pauvres économies. Se sentir rattaché au monde, premier besoin fondamental de l’homo technicus

Un titre superbe dont bien des journalistes africains ont le secret : « DGRAD : mise en place des stratégies pour la maximisation des recettes non fiscales ». Suit une demi-page à tomber raide. À propos de (langue de) bois : un mot sur la forêt, jungle de tous les fantasmes et surtout de tous les profits. Des modestes a priori, provenant du bois de cuisine qui, à pleins camions de fagots et de sacs de charbon, converge vers Kinshasa. Et de bien plus considérables, générés cette fois par l’exploitation intensive des essences les plus précieuses. Des cohortes de grumiers viennent, en amont de Kinshasa, charger les troncs somptueux charriés par le fleuve en trains de flottage ; ils sont alors acheminés jusqu’au port de Matadi, et vogue la mondialisation ! Tandis qu’à défaut de la moindre industrie nationale, le gouvernement a dû récemment passer commande à l’autre Congo de quelque 11.000 poteaux électriques…

Ainsi en est-il du bradage des ressources qui se perpétue au fil des décennies et des dirigeants regimbant à investir, si tant est que, selon le proverbe africain, « la chèvre broute tout autour de son piquet ». Hier à l’aéroport, le hasard m’a fait croiser un certain Didi Kinuani, considéré comme le plus riche des diamantaires congolais. Je l’ai su parce qu’un employé de l’aéroport n’a pu s’empêcher de le pointer du doigt en le traitant de « riche pourri ». C’était surtout à mon intention ; l’autre n’a rien entendu ; trop loin, entouré de ses gorilles, il s’est engouffré dans une limousine noire qui l’attendait aux marches du salon d’honneur.

À propos de gorilles, les vrais cette fois, drame affligeant dans le Nord-Kivu : une gorille femelle allaitante a été retrouvée abattue le 9 juin, dans le parc national du Virunga. Effectuant leur suivi matinal, rapporte l’Agence congolaise de presse, les gardes ont récupéré le bébé de trois mois presque déshydraté et qui s’accrochait encore au cadavre de sa mère, touchée à l’épaule gauche.  Plusieurs cas de tueries « gratuites » de gorilles (il ne s’agit pas d’actes de braconniers qui emporteraient le cadavre) ont été signalés dans cette région toujours secouée par des conflits meurtriers ; en l’occurrence, tuer des gorilles participe de la déstabilisation générale de la région et donc du pouvoir.

« Non loin » de là, au nord-ouest, dans la Province orientale, ce sont des éléphants qui mettent le souk dans des villages, détruisant les plantations et les cases. Pour l’administrateur du territoire de Boko, si la situation se dégrade en général, c’est à cause des Mbororo (ou Bororos) : « Ces éleveurs venus de la Mauritanie, de Centrafrique, du Soudan et du Tchad et munis d’armes à feu, occupent de force les terres des autochtones qui sont contraints à pénétrer dans la forêt à la recherche d’autres espaces, perturbant ainsi la vie normale dans cette contrée. »

À Tshikapa, a raconté Radio Okapi, on a détruit par le feu 1.000 kilos de chanvre indien, 450 litres d’alcool local et… 2.000 kilos de… whisky en poudre. On n’en saura pas plus sur la recette. La rubrique « santé au féminin » est heureusement plus explicite. Sous le titre « Dix conseils pour mettre fin à la constipation », le quatrième intime de « penser aux pruneaux »… Pas de problème, il n’y qu’à passer à la plus proche boutique de pruneaux d’Agen, première à droite au fin fond de la forêt. L’article, sans doute pompé sur internet, comme tant d’autres, précise qu’il s’agit d’un remède de « grand mère » – mais ça ne doit pas être Lucy.

Une nouvelle campagne bat son plein à Kin’, lancée par le gouvernement sur le thème du «changement de mentalité». Vaste programme, d’autant qu’on ne dit trop de quelle « mentalité » il peut bien s’agir. Moyennant quoi suffit-il d’invoquer le Changement, objet d’incantation. Pourquoi ne pas croire à la force du verbe, à la magie des mots ? Tant de divinités animent les rêves des peuples de la Forêt ! Ainsi un journaliste me racontait avec force conviction le récit d’un confrère ayant été « directement » témoin de l’incroyable et pourtant magique réalité : Dans un village, province de Maniema, une expérience surnaturelle s’est produite, vrai de vrai… Une case s’est soudain illuminée, comme si elle contenait le soleil. Alors que juste avant, il y pleuvait à verse. Et pas une goutte autour. Puis un homme est sorti de la case et s’est offert aux balles des bandits qui voulaient le tuer : les balles ricochaient sur sa poitrine !

Si ! Il a vu ça de ses yeux vu, et ce témoin est sérieux, on doit le croire…

Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le Congo se trouve bien au cœur de l’Afrique.

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Une réflexion sur “Chronique congolaise – 3. Même la magie ne peut pas tout

  • Un peu de pelouse verte, comme ça fait du bien pour s’étendre à l’heure de la sieste!

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