La fin du Monde c’est aussi la fin d’un monde et d’une information plutôt indépendante
Je lis Le Monde depuis que j’ai voulu faire journaliste, dès l’année où j’ai préparé le concours à l’École de journalisme de Lille. Je ne vous dis pas le nombre de lustres, ni le nombre de numéros parus depuis. Faudrait être rudement con pour m’apercevoir aujourd’hui de mon erreur… Le Monde reste à mes yeux un bon canard. Le principal du boulot étant, il est vrai, celui que je produis à sa lecture critique, comme en toutes choses – autant que possible. « Ils » devraient me payer pour ça, et notamment pour les « pantoufles » que j’ai pu leur infliger sur ce blog il y a quelques années, dénonçant leurs travers occasionnels – pas si rares à vrai dire. Je ne reviendrai pas non plus ici sur mes déboires avec leur succursale électronique qui hébergeait « C’est pour dire », un peu comme la corde soutient le pendu… Vive l'indépendance, ô combien !
Mon propos du jour concerne l’avenir de ce journal dit « de référence » (en référence à lui-même, certes) et, partant, de ce que j’en perçois. Car il se trouve que ce jour-même donc, ma charmante factrice au nom d’Aurore m’apporte sa livraison matinale, plus chargée que d’ordinaire : tout un assortiment, un peu à la manière dont jadis les vendeurs du Tour de France recyclaient à tour de bras les invendus de la presse : « Je ne vous en mets pas trois, pas sept, mais dix ainsi qu’un onzième ! ». Le tout pour trois fois rien et, en prime, la casquette de l’Équipe ou de chez Ricard. Voilà que me tombaient dessus, dans la même brassée : Le Monde et son Monde des Livres, mais aussi Le Monde Magazine, mais encore cette horreur de « M », comme sortie de la morgue. A quoi j’ajoute, livrés par une autre malle postale : Télérama, Courrier international, Le Mensuel, puis la pub pour « les grands classiques de la littérature libertine »… N’en jetez plus!
Et ma casquette, alors ? La voilà, disons, fournie par le directeur-cycliste de la gazette en débine financière. Quand on titre un édito « A nos lecteurs », ce n’est pas bon signe. Ça sent son président de la République sortant son « allocution télévisée », sa Marseillaise et son serrage de ceinture repeint en « solidarité nationale ».
Et qu’annonce donc le PDG Fottorino à la une et à la vingt de sa feuille quotidienne? Que celle-ci va perdre son indépendance. Rien de moins. Aussi ne l’apprend-on pas en première page, où l’article se trouve, comme par hasard, coupé après ce passage :
« Les efforts de notre collectivité n'ont pas été vains. Mais ils doivent se poursuivre à des fins de bonne gestion. L'indépendance d'un groupe de presse est aussi fonction de ses résultats : c'est en gagnant de l'argent - pour le réinvestir dans son coeur d'activité - que Le Monde garantira sa véritable indépendance. »
C’est beau comme du Sarko dans le texte. Aussi faut-il s’attendre au pire. Allons-y, page 20, tout en pas de page, fin de colonne, sous le tapis :
« Quel est l'enjeu de cette recapitalisation ? A l'évidence, une page de l'histoire du quotidien va se tourner. Depuis 1951, l'indépendance du journal a procédé du contrôle de sa gérance et de sa ligne éditoriale par la rédaction. Demain, quel que soit le candidat désigné, la Société des rédacteurs du Monde et, plus largement, les sociétés de personnels perdront ce contrôle majoritaire au profit du nouvel entrant. Pareil bouleversement ne peut se décider à la légère. C'est pourquoi plusieurs critères devront entrer en ligne de compte pour éclairer le choix. »
Le reste relève du blabla de pédégé, normal, tenu de rassurer ses troupes au lendemain d’un Waterloo journalistique. Car il s’agit bien d’une défaite de plus dans l’océan de l’information emporté par le tsunami du tout marchandisé néolibéral. A cet égard, les dirigeants, actionnaires, journalistes du Monde ne sont victimes que ce au devant de quoi ils ont couru ! Cela date, en particulier, de la fin du « beuve-mérysme » – cette austérité morale, financière, protestante pour tout dire du patron historique, Hubert Beuve-Méy –, elle-même datée par le déménagement du siège tout aussi historique, rue des Italiens à Paris. Cet acte physique et symbolique a ainsi marqué le début d’une ère disons gestionnaire, sinon affairiste, culminant dans les années 90 avec le trio Colombani, Plenel et Minc et leur fameux « périmètre industriel », pour qui le modèle idéal était le New York Times. Une telle ambition ne pouvait alors habiter que dans des immeubles en rapport – mais non de rapport… – exprimant un goût de luxe frisant l’ostentation. Ce fut donc la course en avant où, sous prétexte d’investissements, se mit en place une logique de rentabilité et de vente, au mépris de la ligne éditoriale et de règles déontologiques.
Voilà pourquoi, en allant vite évidemment, comme tout abonné, je dois aujourd’hui me taper une tonne de « produits dérivés » et chers (1,40 euro le numéro, 32 euros par mois, 368 par an !) pour éponger la mégalomanie des citizens Colombani et autres ; voilà pourquoi je dois me farcir (enfin, dans la cheminée) de ces dispendieux suppléments au luxe outrageant (montres, bijoux, parfums, frime bling-bling) ; et pourquoi Télérama, vache à lait du groupe, s’est trouvé gagé pour permettre au Monde de contracter un prêt bancaire de 25 millions d'euros auprès de la BNP, laquelle exigeant en contrepartie la fameuse recapitalisation !
Alors, qu’on ne nous parle plus d’indépendance ! Celle ne serait de toutes façons, au delà de ses moirages de vernis, ni d’abord économique, ni écologique (voir le gâchis de papier de luxe pour produits de luxe et de merde), ni surtout éthique. Autrement dit aucunement journalistique.
D’où la poilade qui me secoue devant ces lignes de Fottorino : « […] obtenir la garantie que le nouvel actionnaire n'interviendra ni de près ni de loin dans les contenus de nos titres, dans une période où l'échéance présidentielle de 2012 occupe déjà les esprits. La valeur de nos contenus, leur crédibilité, est directement fonction de la liberté laissée aux rédactions pour travailler, en dehors de tout soupçon d'influence. » [Le Monde, 4/6/10]. Amen.
Salut Gérard
Le Monde se livre définitivement au marché mais Ch’Fakir, le canard de notre ami picard François Ruffin t’ouvre grand les bras.
Et là, aucun doute sur l’indépendance de ce journal.
Bises
Dany