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Théâtre. Le Neveu de Rameau, ou l’art magistral de « démêler le monde »

[dropcap]Ce[/dropcap] cher Diderot, philosophe en marche, l’éclaireur qui nous fait passer de l’ombre aux Lumières. L’écrivain magnifique, ciseleur de la belle langue et de la pensée profonde. Ainsi l’ai-je rencontré – en chair et en os, allais-je dire – l’autre soir au théâtre du Jeu de paume, à Aix-en-Provence. Endroit idéal, comme son nom l’indique, à la croisée de la Révolution et de la tradition théâtrale « à l’italienne » avec ses fauteuils et ses corbeilles qu’on dirait d’époque. Sur scène, l’atmosphère d’un de ces cafés où frémissaient le grand chamboulement à venir, l’irruption de la raison, des sciences, le désir encyclopédique et avec lui celui de la Liberté majuscule et ses deux autre piliers Égalité et Fraternité. C’était aussi, côté musique, le temps de Rameau, de Mozart – et de Rousseau, celui de l’Émile et de Jean-Jacques, que Denis n’aimait pas tant… Donc, sur scène aussi, ce clavecin (somptueusement tenu par Olivier Baumont) qui marque à merveille le temps et le tempo de cette pièce magnifique, magnifiquement emportée.

Le Neveu de Rameau se présente dans l’œuvre de Diderot comme une réflexion philosophique, une conversation, un dialogue. Un procédé que le philosophe affectionne particulièrement, et dans lequel il excelle. On le savoure notamment dans son Jacques le Fataliste mais aussi dans le Rêve de d’Alembert, dans Paradoxe sur le comédien et le Supplément au voyage de Bougainville. En fait, non pas un procédé, qui suggère une facilité, mais une forme imposée à la réflexion dialectique remontant aux philosophes grecs. Ce n’est donc pas une pièce à proprement parler – Diderot n’a pas écrit de théâtre – mais la matière s’y trouve comme du pain béni pour les gens de l’art théâtral. Ceux-ci ne s’y sont pas trompés (Nicolas Vaude, le neveu ; Gabriel Le Doze, le philosophe – tous deux parfaits), saisissant à pleins corps une matière débordante de chair et d’esprit, de saveur goulue et de finesse enivrante.

Photo de tournée. Ici avec Nicolas Marié, Olivier Beaumont et Nicolas Vaude.  © Cosimo Mirco Magliocca

Nous voilà donc comme pleinement invités à partager cette joute orale entre le philosophe et ce fada de Rameau, dirait-on à Marseille. De ces fous de génie, car dégagés en partie ou par moments du principe de réalité et des enfermements qu’ils impliquent. Des paroles ainsi débridées dont le philosophe se délecte : « C’est un grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle. Il secoue, il agite, il fait approuver ou blâmer, il fait sortir la vérité, il fait connaître les gens de bien, il démasque les coquins ; c’est alors que l’homme de bon sens écoute et démêle son monde ». L’essentiel est ainsi dit de cette « mécanique » subtile qui va nous emporter dans le flot torrentiel se heurtant aux digues de l’époque : l’hypocrisie, l’injustice, l’oppression, et l’obscurantisme comme couvercle au tout. Encore ne suffira-t-il pas de dénoncer, dans un temps où « la sottise est si commune et si puissante qu’on ne la réforme pas sans charivari ».

Tout comme dans Jacques le fataliste, voilà qu’on s’y perd dans les arguments de l’un et de l’autre, si frappés au coin du bon sens qu’on en vient à se demander qui est Jacques, qui est le maître ? Qui du Neveu, qui du philosophe ? D’Aristote ou de Platon, de Montaigne ou La Boétie ? C’est un procédé ancien, sans doute pointé par un nom savant en rhétorique… Extrait : Le philosophe – «Si tout ici-bas était excellent, il n’y aurait rien d’excellent ». Rameau : « – Vous avez raison. Le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi. Que tout aille d’ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon avis, est celui où j’en devrais être ; et foin du plus parfait des mondes, si je n’en suis pas. J’aime mieux être, et même être impertinent raisonneur, que de n’être pas. » Et puis : « Le mort n’entend pas sonner les cloches. C’est en vain que cent prêtres s’égosillent pour lui […] Pourrir sous du marbre, pourrir sous de la terre, c’est toujours pourrir »…

Primat de l’ici et maintenant sur l’au-delà, de la matière sur l’hypothétique… Largement de quoi se faire embastiller – ce qui arriva à Diderot (au Donjon de Vincennes). Sans parler des propos sur la propriété et le vol Proudhon se profile pour le siècle d’après et le Neveu est son prophète anarchiste. Tandis que l’humaniste philosophe s’écrie : « Mais c’est qu’il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse comme la chose du monde la plus précieuse ; gens bizarres »… 1761-2011… Voilà deux cents cinquante ans qu’ont été écrites ces paroles d’aujourd’hui !

Sans parler de ces envolées sur la musique, que le metteur en scène a eu l’intelligence de faire jouer directement au clavecin, et avec quel talent lui aussi, laissant aux comédiens un champ grand ouvert vers le leur. Et vers le public, comblé. Y compris ma petite voisine de siège, neuf, dix ans, qui n’en a pas perdu une miette. Ce qui est un signe absolu. Chapeau Diderot, chapeau les artistes !

 

Le Neveu de Rameau, d’après Denis Diderot. Du 10 au 14 mai 2011, Théâtre du Jeu de Paume. Mise en scène Jean-Pierre Rumeau. Lumières Éric Blévin. Avec Nicolas Vaude, le neveu ; Gabriel Le Doze, le philosophe ; Olivier Baumont, clavecin.

 

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