Road chronique américaine – 10 – Chicago, ville « relief »
Suite et fin (provisoire ?) du périple états-unien de Robert et Gérard
7 mai 2015, jeudi, vers Toronto, Ontario (Canada)
En quittant Chicago pour continuer vers l’Est, c’est (un peu) comme rentrer dans l’atmosphère pour une navette spatiale. Nous avons traversé le Sud-Dakota, le Minnesota, le Wisconsin et, peu à peu, la « civilisation » nous a salement rattrapés. Nous atteignons l’Illinois. Fini les espaces infinis, les horizons fondus dans les nues, les grandes plaines, les canyons vertigineux ! Adieu veaux, vaches, chevaux, bisons, caribous et gazelles ! Voici les routes et autoroutes saturées de trucks et pick-up, jonchées d’animaux morts « pour la route ». Il faut se remettre sur le pied de guerre, dans cette Amérique de l’homo economicus fébrile – qu’elle est en fait, par essence, mais pas aussi fortement visible. Moins d’églises et chapelles de toutes obédiences, plus de « maisons » de rencontres pour adultes, le mot SEX lance ses œillades au néon. Le puritanisme est à l’œuvre, avec ses hypocrisies et ses refoulements.
[dropcap]La[/dropcap] rentrée dans l’atmosphère a commencé, de fait, à Chicago. Mais en beauté. Ville magnifique ; j’ose dire plus épanouie et accueillante que New York, sa grande rivale. Je l’avais traversée il y a une trentaine d’années ; plus rien à voir : drôle d’expression pour exprimer le contraire ! On en prend plein les yeux, justement, même quand l’épais brouillard du lac Michigan recouvre la ville et laisse dans le mystère ses altiers gratte-ciel. Mais bientôt la « Windy City », la ville des vents, se met à nue sous le soleil, ravive les tulipes de la Michigan Ave., le « Golden Mile » aux magasins de luxe, aux grands hôtels, aux flics aimables comme des portes de paradis. On embarque alors sur le pont d’un bateau-Mouche local pour une grandiose leçon d’architecture in vivo. Travelling, panoramique, 3D dans les plus beaux et audacieux ouvrages permis par l’acier, le béton et le verre. Les époques y défilent, dans leur enchevêtrement d’histoire encore jeune, à la recherche du temps non pas perdu mais écoulé ailleurs, comme dans la vieille Europe – d’où ces emprunts gothiques au pied d’un immeuble, ou ces arches de Notre-Dame de Paris au sommet d’un autre.
Pendant longtemps, la Willis Tower, avec ses 443 mètres, fut la plus haute tour du monde. Même New York devait la jouer modeste avec les défuntes Twin Towers (412 m). Mais les guerres phalliques n’ont de cesse : les Petronas Towers de Kuala Lumpur (458 m), la Taipei 101 à Taiwan (508 m), et les 818 mètres de la Burj Khalifa de Dubaï – sur la plus haute marche.
Pas de quoi être dupes quant à ces érections du sur-mâle arrogant, défoulant son rigorisme de chapelle, de temple ou de mosquée à la conquête du ciel en passant, surtout, par l’ici-bas.
Quand nous embarquons pour l’autre monde, horizontal, du « loop », métro aérien ; quand nous dépassons la boucle du downtown pour sortir du centre et gagner la banlieue par la ligne « rose », notre navette de métro traverse un autre monde ; celui des strates sociales, ethniques, linguistiques bien marquées. D’ailleurs, n’en est-il pas de même partout dans le monde ? Toutes les villes parcourues ou approchées au fil de notre périple dans la « riche » planète américaine reflétaient cette universelle réalité : il faut beaucoup de pauvres pour engendrer les très riches. L’Histoire ne tient-elle pas en grande partie à cet antagonisme ? – qui culmine d’ailleurs dans notre modernité ultra-libérale et du « tout à l’ego » (Régis Debray).
[Ici, point de divergence entre Robert et moi. L’Américain qu’il est, comme on sait, justifie la richesse « normale », produit du travail, lequel appelle confort et jouissance. L’autre, du Vieux monde et de ses utopies, invoque la richesse indécente, celles des Picsou névrosés, qui n’en ont jamais assez ; qui mettraient la planète à genoux pour gonfler leur sacs d’or… On se retrouve d’accord sur un point, tout de même essentiel, concernant l’influence des religions locales : la protestante des Wasp – White anglo-saxons protestants, (les anglo-saxons Blancs et protestants) – et la catholique historique des Québécois. Deux conceptions du monde, de l’économie, du rapport à l’argent. Aux premiers, la clé du paradis par la réussite financière comme un devoir ; aux seconds la même clé, mais alourdie de culpabilité. Toute la distance entre le Bien et le Mal.]Toujours est-il que la richesse, oui, se concentre dans les centres-ville, de plus en plus "gentrifiés" comme on dit à propos de la reconquête des anciens quartiers populaires par les possédants. Les autres, on les retrouve, non pas dans des bidonvilles, certes, mais dans des quartiers ou des villages de maisonnettes préfabriquées, transportées par trucks en deux moitiés et réunies sur parpaings ; ou encore tous ces « villages » de roulottes, parfois luxueuses d’apparence, il est vrai, mais éventuels restes de maison vendue, peut-être bradée par nécessité…
Donc Chicago, diamant économique, joyau d’architecture entourée de sa banlieue laborieuse où alternent rues chics et masures délabrées. [Photos] Chicago lavée des outrages d’Al Capone, de la pègre, de la corruption généralisée.
Chicago surgie d’un comptoir commercial créé à la fin du XVIIIe siècle par un certain Jean-Baptiste Pointe du Sable [photo ci-contre], l’Américain type, avant la lettre et dans l’esprit, quasi génétique : métis, fils d'un marin français et d'une mère africaine esclave. Originaire de la colonie française de Saint-Domingue, il épouse une Amérindienne et s'installe à l'emplacement actuel de Chicago – dont le nom proviendrait du mot indien miami-illinois « sikaakwa » déformé par les Français en « Chécagou » ou « Checaguar », qui signifie « oignon sauvage », « marécage » ou encore « mouffette »…
En 1673, c'est le coureur des bois Louis Jolliet et le père jésuite Jacques Marquette, deux Canadiens qui, revenant d'une expédition sur le Mississippi, parviennent à l'emplacement actuel de Chicago. Le site fait d'abord partie du Pays des Illinois, dans la Louisiane française. Puis, les Britanniques s'emparent de la région au terme de la guerre de Sept Ans, en 1763. C’est ainsi qu’on ne trouve toujours pas de jambon-beurre à Chicago ! Non. Mais le splendide Art Institute of Chicago regorge d’une collection de peintures impressionnistes (dont une trentaine de Monet) et post-impressionnistes qui, en importance, arrive juste après celles du musée d'Orsay à Paris. [Voir la galerie de photos ci-dessous].
Le Millennium Park aussi est un lieu magnifique, un musée d’architecture et de sculpture contemporaine à ciel ouvert dont le Cloud Gate de l’artiste anglo-indien Anish Kapoor constitue l’attraction principale. Surnommé The Bean, c’est un haricot géant en inox poli, inspiré du mercure liquide, qui fait office de gigantesque miroir déformant… et de super lieu de culte du Moi…
Enfin, on ne saurait terminer ce survol de Chicago, sans mentionner son importance sur le plan de la musique. Le Chicago Symphony Orchestra se situe parmi les plus grands orchestres actuels (Riccardo Mutti en est le chef attitré, Pierre Boulez, le chef émérite).
Mais c’est surtout dans le domaine du jazz et son évolution que la ville a été déterminante.
Au début des années 1920, à la fermeture imposée de « Storyville », quartier des spectacles et des bordels, de nombreux musiciens noirs de La Nouvelle-Orléans sont venus à Chicago (dont King Oliver, Jelly Roll Morton et Louis Armstrong). De plus, l'offre de travail y était forte, notamment dans les abattoirs et les usines de textiles. Dans ce brassage de population, le style « New Orleans » fut pour le moins bousculé pour aboutir à ce qu’on appelle le « style Chicago » : rejet des facilités mélodiques, prééminence du saxophone, de la batterie tandis que la basse et la guitare prenaient le relais sur le tuba et le banjo. Dans les années 60 est née l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), mouvement d’avant-garde rassemblant, entre autres, Muhal Richard Abrams, Anthony Braxton, Roscoe Mitchell, Hamid Drake [qui vit à Marseille], et l’Art Ensemble of Chicago [un de leurs rares concerts européens au Festival Charlie Jazz de Vitrolles, en 2007]. Leur influence a été considérable dans l’histoire du jazz actuel. Je ne pouvais en dire moins !
Nous rentrons au Canada, en passant par Niagara, lieu tellurique sublime et ville de « loisirs » élevés au rang de la plus atroce des vulgarités marchandes. Nous reprenons la route canadienne. Rien n’a changé : c’est l’Amérique états-unienne qui se prolonge, qui continue à s’étaler comme chez elle.
Un temps d’accoutumance. Robert encaisse une fois de plus sa réalité, celle de l’Empire qui prend ses voisins pour des vassaux, quand il ne les ignore pas ; pour des attardés appelant au mieux à la condescendance.
Mais au bout d’une centaine de kilomètres en anglophonie canadienne, rescapé de l'enfer automobile de Toronto, l'ami Robert, parfait bilingue et francophone impénitent, se met à chantonner au volant. Une vieille chanson française, « Isabeau s’y promène », qu’on n’entend plus jamais dans la vieille France si américanisée.
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Ici s’achève cette « road chronique » de notre périple de plus de 10.000 km à travers les Etats-Unis. Du moins sous cette forme, qui ne saurait épuiser la richesse d’un tel voyage. D’autres prolongements viendront, le temps venu. Merci de nous avoir suivis. Merci spécial à Robert Blondin, l’ami et initiateur de cette aventure. Merci aussi spécial à Sylvie Guertin, la blonde de Robert, qui a accepté et même encouragé le « prêt » de son chum à un maudit Français. Reconnaissance enfin au « Roadtrek 170 », infaillible.
Cliquer sur les photos pour les agrandir (© gp 2015)
Quelques œuvres de l'Art Institute
…Suite et fin provisoire du périple états-unien
Oh non ? Episode trop court…/…
( Grant Wood, American Gothic, 1930. L’icône de l’Amérique victorienne. ! ! ! Quel serait le portrait en couple, de l’Amérique d’aujourd’hui ?)
Bonne question ! Ce serait un couple issu de la classe dite moyenne basse, devant son mobile home et un pick up ancien, avec deux enfants habillés en Nike et trois petits chiens tenus en laisse. Il me semble en avoir beaucoup rencontré.
Et merci du suivi attentif !
Merci, Gé, pour ce trip plein de choses plutôt sympas, il n’y a pas là-bas que des red necks KKK ou des barges de la NRA. Salut à ton pote !