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Athènes, carnet de voyage. 2) Exárcheia, territoire anarchiste

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Athènes, 7 juin 2016.  J’ai quitté dimanche le quartier de Metaxourgio pour celui d’Exárcheia. Comme si j’avais migré des Ternes à Ménilmontant, à Paris. Ou bien, à Marseille, de Vauban au cours Julien – ce qui est plus juste. Je me trouve à une encablure du Musée archéologique et plus près encore de l’École polytechnique. Comme qui dirait « au cœur du problème » grec.

Quoi, problème ? Depuis le « traîne-couillons » universel qui charrie le touriste ici comme partout, Athènes présente le charme des capitales à haut niveau culturel-marchand ; son circuit emprunte les hauts-lieux entretenus car rentables. En jupette, avec leurs souliers à pompons, les gardes présidentiels (evzones) perpétuent leur rituel désuet – désuet en apparence, mais à symbolique profonde : la fustanelle, cette jupe, serait formée de 400 plis rappelant les quatre siècles d’occupation turque (je reviendrai sur la question turque).

DSCF5528Le tourisme se nourrit grassement du folklore et de ses clichés. Mais quel heureux privilège, ma foi, de déguster un verre de retsina (vin blanc résiné) sur une terrasse au pied de l’Acropole ! La crise grecque, où ça ?

Ici, à Exárcheia, ils connaissent. Pris entre deux quartiers bourgeois, Εξάρχεια (en grec moderne) est renommé pour être le foyer de l’anarchisme en Grèce. Anarchie, mot grec à l’origine [je les souligne désormais en passant] : an, préfixe privatif : absence de, et arkhê, hiérarchie, commandement. Je me régale ici de l’étymologie – encore du grec ! Que serions-nous sans ces racines ? [La querelle du grec au collège n’est pas anodine ; pour en avoir été privé, j’en mesure l’importance fondamentale un demi-siècle plus tard.] Je m’amuse à l’idée de taquiner l’étymologie du mot étymologie : c’est ce qui éclaire le sens des mots et, ainsi, ouvre la pensée. On voit bien que tout se tient chez l’animal pensant-parlant, et écrivant et vivant à l’occasion.

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“Tout ou toute une histoire”… Martial, lecteur scrupuleux, s’interroge sur l’accord de “tout” dans mon précédent titre. Moi aussi… J’ai vérifié : “tout” est ici un adverbe, invariable, car il exprime le sens de “complètement”, “tout à fait”. Maudit français !

Exárcheia, donc. Rues étroites, plutôt sinistrées d’allure : pas mal de rideaux métalliques baissés, peinturlurés, taggés comme le moindre recoin. Affiches à pleins murs. Couleurs vives sur la verdure des arbres, nombreux. Quartiers de squats et aussi d’imprimeurs, d’éditeurs, disquaires, boutiques, cybercafés et épiceries bio ; beaucoup  de librairies, parfois chics ou bien carrément « anar », tandis que la « com’ » tente sa percée, avant-poste d’une boboïsation qui gagne vers les hauteurs. Quartier “à part”, sorte de no man’s land où la police est interdite de territoire, ou alors seulement les robots-cops, quand ça chauffe pour de vrai.

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Je me dois ici de vous présenter Georgios chez qui je loge, dans son coquet appart’ de la rue Solomou, tout en couleurs pimpantes. La quarantaine, regard écarquillé et sourire radieux, il est prof d’informatique et photographe chevronné. A parcouru une partie du monde. Mais ne connaît pas, ou à peine, et de nom, ses ancêtres philosophes des temps antiques – il est de son époque, dans l’ « ici et maintenant » de nos urgences sans avenir (ou alors lequel ?) Georgios parle un anglais « fluent » [L’anglais qui est devenu ici la seconde langue, comme dans tous les pays à langue régionale – salut les Québécois de mon cœur ! L’anglais dominateur, médiateur utile, et ratatineur de particularités essentielles – tout se paie !] Georgios est aussi cycliste urbain [ref]Je l’étais aussi, jusqu’à ce que des malotrus volent mes deux vélos, dont l’électrique de mes 70 balais, en grande partie financé par de généreux actionnaires. Je devais le signaler…[/ref] (il y en a si peu à Athènes), mais hier, une portière lui est rentré dedans en lui cassant le bras, et le vélo. Depuis, je trouve que son english est devenu chaotique et j’ai plus de mal à le comprendre… Sa compagne, Alexia, aussi sympathique et enjouée ; ingénieure, francophone, militante humanitaire, Amnesty international, etc.

DSCF5536C’est ainsi qu’hier soir (tard), je me suis retrouvé avec eux deux sur une terrasse festoyante, en haut d’un vieil immeuble voisin tenu par « Nosotros », non pas un squat mais ce qu’ils appellent un « espace social libre », lieu autogéré de résistance.

Résistance à quoi ? À tout, pardi ! C’est bien le moindre, quand on considère l’état du pays, que l’on dit en délabrement – surtout l’état d’Athènes qui agglomère presque la moitié de la population grecque (plus de 4 millions sur 10 millions de Grecs environ.[ref]La diaspora grecque (omogenia) représenterait quelque 6,5 millions de personnes sur les cinq continents et principalement au États-Unis (de 3 à 4 millions). Chicago, avec 300 000 Grecs est la troisième ville grecque du monde après Athènes et Salonique. Source : Bibliomonde. [/ref] Bien sûr, ça ne se voit pas « en passant ».

Nosotros (de l’espagnol, cette fois : nous), rassemble des anarchistes “soft”, de la mouvance anti-autoritaire, des pacifistes, plutôt non-violents. Plutôt, car on ne sait jamais trop ce qui peut arriver. Et il s’en est passé des choses dans cette Exarcheia la noire[ref] Exarcheia la noire, au cœur de la Grèce qui résiste, de Yannis Youlountas, photos Maud Youlountas. Les Éditions Libertaires, 2013. Un film a également été réalisé par les mêmes auteurs.[/ref] : C’est à Exarcheia que commencent les émeutes de décembre 2008, après la mort d’un adolescent de 15 ans, tué par balle par un policier, dans une rue du quartier. C’est aussi à Exarcheia que débute le soulèvement contre la dictature des Colonels en novembre 1973, lors de la révolte étudiante de l’Université polytechnique nationale d’Athènes et évacuée par les militaires putschistes le 17 novembre[ref]Z, le film de Costa Gavras aurait pu/dû se tourner à Exarcheia, mais la dictature des colonels l’en empêcha. Le tournage eut lieu à Alger qui, par son architecture, ressemble beaucoup à Athènes.[/ref]

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Cette sculpture, à l’entrée de l’École polytechnique, honore les victimes du soulèvement de novembre 1973, quand les Colonels putschistes décident d’une intervention brutale. Dès les premières heures du samedi matin 17 novembre 1973, un char-blindé pénètre de force au sein de l’université. La violence de l’attaque est sauvage : il y a officiellement 34 morts, mais en vérité beaucoup plus. Des centaines de blessés se cachent pour éviter l’arrestation. Des milliers d’arrêtés et d’emprisonnés vont subir la torture par la police militaire.

Donc cette nuit, du haut de cette terrasse, de jeunes résistants refaisaient le monde, qui en a bien besoin. Un repas avait été préparé spécialement en solidarité avec des réfugiés syriens – on sait qu’ils sont nombreux à être passés par l’île grecque de Lesbos – ou y avoir trépassé en mer. Aujourd’hui, le gouvernement grec a fermé la frontière, détournant le flux vers la Turquie.

Vu d’ici, de la gauche de gauche athénienne, Alexis Tsipras (actuel premier ministre) est aussi « populaire » que Valls et Hollande auprès de « Nuit debout ». Georgios, le bras droit dans le plâtre, raconte en rigolant l’histoire suivante : Tsipras, à la télé, évoquant des souvenirs d’enfance, rappelle s’être cassé le bras gauche et que, gaucher, il dut se faire droitier… « Ce qui ne lui fut pas bien difficile », n’ont pas manqué de commenter les Grecs, goguenards…

C’est tout pour aujourd’hui ; j’étais parti pour vous présenter d’autres amis, des illustres antiques, car j’ai flâné hier, selon ma dérive, dans l’ancien agora. Et j’y ai croisé Socrate, si si ! Suite au prochain numéro (c’est ce qu’en pub, on appelle du teasing – qui ne vient pas du grec !)

PS – En rentrant ce soir, Georgios m’apprend qu’un homme a été tué ce matin de deux balles de pistolet, sur la place Exárcheia, là dans notre quartier, où je viens de passer… Affaire de drogue, semble-t-il. Ce qui ne saurait guère effaroucher un Marseillais…

Bonus (latin) : panorama (grec) sur le quartier d’Exárcheia. Je reviendrai plus tard sur l’École polytechnique. (Photos de gp).

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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

4 réflexions sur “Athènes, carnet de voyage. 2) Exárcheia, territoire anarchiste

  • Bernadette

    Belle aventure racontée de telle façon que tu nous entraînes dans le bonheur de ces découvertes et de ces rencontres..

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  • Heureux qui comme Ulysse….tu ne m’as pas vu, j’étais sur ton épaule….bises

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