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Chant funèbre pour Libé (histoire ancienne et actuelle)

Article republié.               1re publication le 18 juin 2006. Qu'on ne s'y trompe pas : Libé a survécu à ce chant funèbre. Une survie, certes, comme tant de titres papier. Mais le "mal", abordé il y a douze ans par ce lecteur, persiste. Surtout dans l'usage éhonté des anglicismes, du frangliche et autres américanismes dont sont truffés des journaux, en particulier comme La Provence, ainsi que je l'ai déjà pointé ici. C'est un "fait de société" aussi déplorable que grave. On malmène sa langue et, en même temps, sa culture. Signe des temps, sans doute, et peut-être bien aussi signal de décadence.

Lecteur de Libération, entre autres, et de quelques blogs aussi, Guy Bordessoule, m’a fait suivre le courrier qu’il a adressé à un journaliste de Libé. Il y met bien le doigt où ça fait mal. Ayant pointé l’usage d’un mot pour le moins bizarre (« thrène »), il dénonce, sans besoin de le nommer, cette forme d’élitisme – ici journalistique, comme une antinomie – qui frappe tellement notre société.

Je n’ai pas non plus trouvé le mot en question dans mon Petit Robert. Mais pendant que j’y étais, j’ai fait un détour par « élite ». Apprenant ainsi que le mot provient de la forme ancienne du participe passé du verbe élire… Ou comment, ayant été élu, on passe au stade inversé de l’élite… Et comment des journalistes ayant rejoint la caste des élites en viennent, évidemment, à épouser ses mots, ses modèles, ses modernités – et à l’occasion ses enfants…

Ainsi renaissent les aristocraties, et s’achèvent les révolutions. Mon article précédent sur Serge July traite aussi de ces questions. Lesquelles ont d’ailleurs culminé lors du référendum sur la constitution européenne, en particulier quand July, dans son fameux édito du lendemain, rejetait sous l’accusation de « xénophobes » ceux qu’il considérait comme étrangers à sa caste – ce jour-là non élue ! Beaucoup situent à cet endroit précis la ligne de fracture radicalisée entre Libé et son lectorat de base.

 

Bonjour Monsieur Eric Loret,

par Guy Bordessoule

J'ai lu avec intérêt votre article intitulé "L'abstraction lyrique, école lisse" (paru dans l'édition du 12 juin 2006 de Libération). Et je me permets un commentaire, si vous le voulez bien, qui fait référence aux difficultés que vit votre journal aujourd'hui, après avoir perdu près de 35.000 exemplaires vendus depuis 2001 (source OJD-Association pour le Contrôle de la Diffusion des Médias, d'après Le Monde du 14 juin 2006). Vous noterez que je ne fais pas partie de ces acheteurs perdus, puisque je vous lis toujours...

Vous utilisez dans votre article le terme de "thrène" ("même si le propos sonne parfois comme un thrène chauvin"). L'utilisation de ce vieux terme grec ne me déroute pas en elle-même. On le trouve bien dans l'Illiade (24, 721), ou dans Eschyle (Pr 388, Ag 1322), comme le relève le Bailly,  dictionnaire de référence de la langue grecque ancienne. Mais on ne le trouve pas dans un dictionnaire français aussi usuel que le Robert Micro Poche. Et c'est cela qui me trouble...

C'est que vous ne jugez utile à aucun moment d'expliquer à vos lecteurs le sens de ce mot rare, dont la connaissance fait certes honneur à votre culture, mais une culture qui, paradoxalement, risque fort d'échapper à nombre de vos lecteurs ignorant tout des langues anciennes.

Voilà où je voulais en venir : à qui vous adressez-vous quand vous écrivez dans Libération ?  A un lecteur tel que moi, qui a passé une bonne dizaine d'années de sa vie à étudier les textes anciens, ou bien au 135.945 acheteurs que comptait encore votre journal en 2005, selon l'OJD, et qui n'ont certainement pas perdu autant de temps que moi sur des sujets aussi futiles?

A quel lecteur pensez-vous lorsque vous écrivez ? D'ailleurs, y pensez-vous ? J'avoue que ces questions me laissent perplexe...

Lorsqu'un journal tel que le vôtre se trouve plongé dans une telle crise, dont il ne se relèvera peut-être pas, on peut, bien entendu, invoquer des erreurs stratégiques,  des fautes de gestion, le malin génie des "gnomes de la finance", etc. Mais les journalistes (et j'ai fait partie moi aussi de cette corporation, dans la presse quotidienne par le passé) ne devraient-ils pas eux-aussi se poser des questions sur eux-mêmes, sur ce qu'ils écrivent, et sur ceux pour lesquels ils l'écrivent ?

Ne croyez-vous pas que cette anecdote, sur laquelle je brode depuis quelques lignes (un "thrène", en effet, ce n'est pas bien grave), n'est pas le symptôme de quelque chose de grave, qui affecte votre journal, et qui peut contribuer à expliquer pourquoi les lecteurs s'en détournent ?

Si vous ne vous intéressez pas à vos lecteurs, croyez-vous que ceux-ci continueront à s'intéresser à vous ? La rédaction de Libération s'intéresse-t-elle à ses lecteurs ? Les lecteurs en tout cas semblent avoir choisi : ils ne s'intéressent plus à vous. En tout cas, plus suffisamment pour assurer l'équilibre économique d'un titre qui perd de l'argent à chaque jour de parution.
Ne croyez-vous pas que je mets-là le doigt sur l'une des raisons qui font que votre journal est aujourd'hui en perdition, et, peut-être également, que l'ensemble de la presse écrite française publiée sur papier se trouve aujourd'hui dans une phase critique ?

Qu'en pensez-vous ?

Très cordialement (et confraternellement),
Guy Bordessoule

PS: puisque j'ai l'intention de reproduire le texte de cette lettre dans d'autres médias et blogs divers, je me dois de préciser pour les éventuels lecteurs qui n'ont pas autant de culture que nous deux : un thrène, c'est tout simplement "un chant funèbre", "une lamentation sur un mort" (cf. Bailly).

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14 réflexions sur “Chant funèbre pour Libé (histoire ancienne et actuelle)

  • Le jour­na­liste « à la thrène » de Libé a répon­du à Guy Bordessoule. Lequel y est allé de sa réponse, etc. Ça fait beau­coup pour un mot ; même si ce mot, il est vrai, vaut son pesant de « cahouètes » dans la cour de Libé. On peut donc conti­nuer le débat en pas­sant par cette bonne adresse :
    http://​www​.uni​vers​me​dias​.com

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  • HEROUARD

    Bien sûr, je par­tage ces cri­tiques des coquet­te­ries savantes des­ti­nées aux pairs.
    Mais juste his­toire de rame­ner ma fraise, je ne vais pas me pri­ver en matière poétique.

    MALGRÉ
    Contre l’in­fa­ti­gable insecte
    ni charme ni thrène.
    Qu’au moins le poème
    trace un jar­din zen
    dans la grave de nos actes.

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    • Tu pro­voques les élites sur leur ter­rain (d’i­gnards) et t’ex­poses à l’op­probre du peuple. Nouvelle ver­sion du thrène-couillons, célèbre à Marseille„ tu n’as qu’à venir voir par toi-même et l’es­sayer par la même occasion !… 😉
      En tout cas ton com­men­taire ravive un vieux et per­ma­nent débat sur la langue jour­na­lis­tique. Je vais donc repu­blier ledit article, dont l’ac­tua­li­té demeure per­ma­nente, je crois bien.

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      • BL-Panouille

        Ben, com­ment t’é­cris donc « ignare » toi, mon Gégé !

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        • Oh la vache ! ma frappe aura dû four­cher… et pan sur le bec ! Heureux que tu veilles, mon Nanard !

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      • BL-Panouille

        A pro­pos d’é­lites : j’ai pris l’ha­bi­tude de réser­ver le terme à ceux que je consi­dère comme telles, les cher­cheurs, inven­teurs, grands intel­lec­tuels, vrais phi­lan­thropes etc. Pour tous les autres, qui se pensent le des­sus du panier, j’emploie le mot « z’élites »…

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      • HEROUARD

        Hélas mon vieux Gé. Il ne s’a­git pas que de la langue jour­na­lis­tique, les diri­geants de notre start nation dégo­billent du glo­bish à lon­gueur d’al­lo­ca­tions. Pour ne rien dire des tech­ni­ciens : j’ai fait reprendre un compte-ren­du muni­ci­pal où il était ques­tion d’un « fee­der » au lieu d’une « alimentation ».

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  • Faber

    Je découvre comme d’autres ce mot, thrène. Mais ce qui me cha­grine plus, c’est l’u­ti­li­sa­tion de mots tout à fait com­pré­hen­sibles pour le coup, mais qui tordent et orientent les pro­pos. Je pense à l’u­ti­li­sa­tion du terme « coa­gu­la­tion » pour évo­quer la conver­gence des luttes. Le cata­logue de ces mot qu’on nous vole est épais. Vla que je pense à ce mor­ceau : ils ont chan­gé ma chanson…

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    • Oui, ça « coa­gule » un max ces temps-ci ! sans « faire bou­ger les lignes » au-des­sus du « pla­fond de verre ». Le tout, c’est de se trou­ver « en situa­tion », puis « en capa­ci­té » et « au final », « cerise sur le gâteau », « pas de sou­cis »… Etc. De quoi « impuissanter ».

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      • HEROUARD

        Ma contri­bu­tion muni­ci­pale à la lutte contre le fran­gliche. Le débat a été cro­qui­gno­let. Excusez la lon­gueur, et le style pesant (la rédac­tion ultime passe par l” Administration, d’où…). Voici la chose :
        MOTION
        Depuis plu­sieurs années, la langue fran­çaise recule au pro­fit de l’anglais amé­ri­cain dans les trai­tés inter­na­tio­naux et jusque dans les échanges entre ins­ti­tu­tions ou acteurs poli­tiques français.
        – En jan­vier 2008, les par­le­men­taires fran­çais rati­fient le Protocole de Londres et le renon­ce­ment à l’exigence de tra­duc­tion inté­grale des bre­vets euro­péens, mal­gré l’avis très défa­vo­rable de l’Assemblée Parlementaire de la Francophonie (APF).
        – En jan­vier 2009, les repré­sen­tants de la France ont renon­cé au rang de langue de tra­vail du fran­çais au sein de l’Agence inter­na­tio­nale des éner­gies renou­ve­lables (IRENA), et pous­sé les autres pays fran­co­phones à faire de l’anglais la seule langue.
        – En juin 2010, l’arrêté minis­té­riel ins­ti­tuant l’anglais comme seule langue obli­ga­toire pour l’épreuve orale du concours d’entrée à l’Ecole natio­nale de la magis­tra­ture (ENM) est vali­dé par le Conseil d’Etat.
        – En jan­vier 2012, l’Agence fran­çaise pour le Développement (AFD), éta­blis­se­ment public agis­sant pour le compte de l’Etat, émet un appel à pro­jets pour une confé­rence le 14 juin à Paris. Elle exige de la part des sou­mis­sion­naires fran­co­phones des réponses exclu­si­ve­ment en anglais
        – Dans la même période, les auto­ri­tés de l’aéronautique civile, du trans­port et du contrôle aérien fran­çais ont ache­vé d’imposer l’usage exclu­sif de l’anglais dans ces domaines. Il en est allé de même dans les sciences et la recherche, pour les appels à pro­jets de l’Agence natio­nale de la Recherche (ANR).
        – En jan­vier 2013, Mme Fioraso pré­sente un pro­jet de loi por­tant réforme de l’enseignement supé­rieur, dans lequel un article 2 ouvrait grandes les vannes de l’enseignement en anglais, par une exten­sion pra­ti­que­ment illi­mi­tée des déro­ga­tions déjà per­mises par la loi Toubon. Les réac­tions très vives de 32 asso­cia­tions, la mobi­li­sa­tion par leurs soins des aca­dé­mies, de diverses ins­ti­tu­tions et per­son­na­li­tés émi­nentes, ain­si que de par­le­men­taires de tous bords, dont MM. Pouria Amirshahi et Daniel Fasquelle (UMP), ont conduit à des amen­de­ments. Le plus impor­tant de ces amen­de­ments, rete­nus dans la loi du 22 juillet 2013, pose l’interdiction d’offrir des for­ma­tions diplô­mantes en anglais dans l’enseignement supé­rieur. Ce qui n’a pas empê­ché la pro­li­fé­ra­tion de fac­to de nom­breuses for­ma­tions illé­gales, contre les­quelles sont dépo­sés des recours devant les tri­bu­naux administratifs.
        – A l’automne 2014, la Commission de Bruxelles adresse aux plus hautes auto­ri­tés fran­çaises une note en anglais sur la pré­sen­ta­tion de son bud­get national.
        – En décembre 2014, M. Moscovici, ancien ministre fran­çais et récent Commissaire à Bruxelles, adresse une lettre offi­cielle en anglais au ministre Michel Sapin…
        – Le logo de la COP21 porte en légende de son visuel (la tour Eiffel dans une feuille verte) le texte sui­vant : « Un cli­mate change conference » …
        Au regard de ces constats, 32 asso­cia­tions fran­çaises (et 8 belges et qué­bé­coises) appuyées par l’association « Avenir de la langue fran­çaise » pro­posent aux conseils muni­ci­paux de joindre le mou­ve­ment infor­mel « Communes de France pour la langue fran­çaise » en votant une motion dans les termes qui leur conviendront.
        A ce jour, 108 com­munes ont déjà adop­té cette démarche. Parmi elles, Baccarat, Brantôme, Brienne, Cabourg, Chablis, Creil, Douai, Evian, Fréjus, Grigny, Rhône, l’Ile de Sein, Jouy-en-Josas, Le Touquet, Lunéville, Maisons-Laffitte, Montfermeil, Mortagne-au-Perche, Orange, Pézenas, Poissy, Sainte-Maure-de-Touraine, Saumur, Suresnes, Thonon, Tulle, Verdun, Versailles, Vézelay, Villers-Cotterëts.
        En consé­quence, il est pro­po­sé au conseil municipal
        – de deman­der aux élus et au gou­ver­ne­ment de la République le ren­for­ce­ment de la loi n°94 – 665 du 4 août 1994 rela­tive à l’emploi de la langue française,
        – de deman­der la sor­tie de la France du Protocole de Londres, 
        – de deman­der que l’attribution des aides publiques aux entre­prises soient condi­tion­née au res­pect, en France, de la langue fran­çaise en interne et dans sa com­mu­ni­ca­tion extérieure, 
        – de deman­der l’élaboration d’une poli­tique ambi­tieuse des langues dans l’Education natio­nale, en garan­tis­sant un véri­table choix de diverses langues étran­gères dans l’ensemble des formations, 
        – de deman­der l’application de l’obligation faite aux repré­sen­tants fran­çais dans les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales et aux diplo­mates de s’exprimer en fran­çais, notam­ment dans celles où le fran­çais est la langue officielle,
        – de deman­der la valo­ri­sa­tion de la recherche publique pour s’assurer que les publi­ca­tions scien­ti­fiques soient acces­sibles dans la langue commune,
        – de deman­der le res­pect de la démo­cra­tie en s’assurant que toutes les publi­ca­tions ins­ti­tu­tion­nelles soient acces­sibles aux élus fran­çais en langue française, 
        – et de deman­der l’arrêt des dérives actuelles des cur­sus dis­pen­sés entiè­re­ment en anglais, en France, dans les uni­ver­si­tés et ins­ti­tu­tions subventionnées.

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    • HEROUARD

      Gé Le p’tit­coin EPR Flamanville du jour non acces­sible . Gross sabo­tage de la maréchaussée ?

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      • Ça s’ex­plique par une mau­vaise manoeuvre de ma part… « Nobody is per­fect » comme on dit en langue de Montaigne… Ça doit mar­cher à nou­veau (fran­çais vernaculaire).

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