Kouchner-Duhamel. De la gauche-cigare à la gauche-caviar
Comme « tout se tient », ressurgit maintenant la très gênante pétition de Gabriel Matzneff, « L'enfant, l'amour, l'adulte », publiée le 26 novembre 1977 dans Le Monde et le lendemain dans Libération. Une pétition pro-pédophilie, cosignée par une soixantaine d'intellectuels, dont Bernard Kouchner, Jack Lang, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Pierre Guyotat, André Glucksmann, Philippe Sollers, Michel Leyris, Patrice Chereau, Catherine Millet ou encore l'académicienne Danièle Sallenave. Cette dernière, tout comme Jack Lang, s’est défendue en se trouvant rétrospectivement impardonnable, victime en somme de son inconséquence liée à l’époque, une « connerie ».
Ce que décrit Camille Kouchner, sans rien vouloir démontrer ni même vraiment dénoncer, et ainsi y parvient-elle pourtant, tient précisément à la qualité d’observation, à son rendu sans effets littéraires, sans trop vouloir régler des comptes… tout en présentant une addition bien salée. L’auteure témoigne, sans épargner qui que ce soit, pas même elle à partir de ses souffrances ponctuées d'épreuves, dès l’enfance, dont les suicides successifs du grand-père, de la grand-mère, de la tante, de la mère… Et, pour comble, le terrible secret concernant son frère jumeau.
Une dramaturgie qui se situe entre Saint-Germain-des-Près et Sanary, dans le Var, en de riches décors d’appartements cossus et d’une villa de bord de mer – luxe et volupté, mais sans le calme. C’est là que s’agite en tous sens – c’est le cas de le dire – et par salves incessantes et nombreuses, un milieu composite autant que resserré, l’entre-soi d’une familia cependant très élargie – grande. Une famille aux mœurs très lâches, offerte en spectacle aux regards des enfants, nombreux et laissés à eux-mêmes.
Je m’en tiens ici à la dimension politique, ou plutôt crypto-politique, que l’on peut déduire du livre. Notamment à partir de ce que Camille Kouchner qualifie de « voyage fondateur. » Il s’agit du périple organisé par Sciences Po… comme un voyage d'études d'une soixantaine de jeunes gens. Parmi eux, la mère et la tante de Camille – les sœurs Pisier –, le père, Bernard Kouchner alors « chef » de l’Union des étudiants communistes, tous en dévotion pour la jeune révolution et en particulier pour son « lider maximo ».
Florent Barraco, dans Le Point de cette semaine, s’attarde sur cette « fiesta cubana » qui se noue après un des discours-fleuve de Castro, quand celui-ci vient en personne surprendre le groupe de fans, dont quelques élus seront ensuite invités chez le grand homme… qui avait déjà jeté son dévolu sur Évelyne, qui n’en désirait pas moins.
« C'est ainsi, écrit le journaliste du Point, qu'est née la passion entre cette étudiante en droit et l'une des figures communistes les plus importantes du XXe siècle. La bande joue les chaperons avec Évelyne, qui s'absente de temps en temps pour revenir au petit matin. Déjà sous la gauche cigare perce la gauche caviar. » En effet, le groupe n’hésite alors pas à profiter de la situation, cet art de l’opportunisme et du jeu relationnel. « À La Havane, nous demandons à Évelyne de dire à son copain qu'il nous installe dans un hôtel. Aussitôt dit, aussitôt fait : nous voici au Riviera, un 5-étoiles avec piscine. Cela passait mal auprès d'autres membres du groupe qui voulaient aider la Révolution… » raconte Una Liutkus, photographe de l’escapade cubaine qui, bientôt, se réduira à une quinzaine d’ « élus », dont Marie-France, Évelyne et Bernard, embarqués sur un yacht pour pêcher, au gant, des langoustes. »…
Ce genre d’aventure, mélange de roman-photos et de mythologie révolutionnaire, ça vous forge une tournure d’esprit, ça vous chamboule jusqu’à la perte de tout esprit critique, y compris la dialectique, Camarades ! Comment ne pas rattacher ce « voyage fondateur » à l’itinéraire d’une bourgeoisie politicienne que Mai-68 va bientôt coaliser, sur le dos de la bête Révolution ? Comment, dans l’itinéraire Saint-Germain-Sanary, ne pas voir l’empreinte du crochet par Cuba ?– la Révolution comme une fiesta qui, à La Havane comme ailleurs, ira s’échouer dans des dictatures feutrées autant que masquées et même déniées.[ref]J’ai aussi donné sur ce chapitre guevaro-castriste… en 1968. De retour sur l’île quarante ans plus tard, en 2008, le cuir un peu plus tanné et le regard critique à l’avenant, Politis a publié mon reportage qui démontait le mythe castriste. Ce qui me valut, entre autres, d’être traité d’agent de la CIA ! Ainsi qu’une diatribe de Jeanne Habel, castrolâtre et enseignante à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine. Voir : « Cuba.“L’herbe était verte, la vache l’a mangée” »gponthieu241208Politis et ma réponse, « Défense de toucher au mythe » Politis_1041Réponse GP 260209 (Cliquer sur les liens).[/ref]
Tandis qu’allait surgir la « révolution » de Mai 68 et son hymne à la permissivité sans bornes, pédophilie y compris, et autres prémices du tout libéral économique, culturel et même anthropologique à laquelle cette gauche devenue « caviar » allait se convertir avec délices et la bénédiction mitterrandienne. Ce que dans mon livre sur l’affaire Matzneff[ref]Si vous ne l’avez pas encore lu, et pour en apprendre davantage sur ces récurrentes questions, commander mon livre Pédophilie : de la chute de Matzneff à une lecture sexo-politique de l’après-68. Dans les bonnes librairies, ou aux Éditions libertaires : https://editions-libertaires.org/?p=1740 [/ref] je décris sous la notion d’« air du temps » respiré, et expiré aussi, par le monde restreint, choisi, coopté par l’entre-soi économico-culturel rassemblé, par exemple, aux mensuels dîners du Siècle, ce club de happy few – une aristocratie : hauts fonctionnaires, chefs d’entreprise, banquiers, avocats, universitaires et journalistes, tous triés sur le volet –, dont Olivier Duhamel fut le président début 2020 jusqu’à sa récente démission suite aux révélations que l’on sait.Comme tout s’enchaîne dans la causalité de l’Histoire, comme pour l’Effet papillon, un Duhamel mis échec et mat siffle sans doute une fin de partie. Mais sûrement pas la fin des jeux de pouvoir. La Familia grande témoigne, comme dans une comédie tragique, des enjeux multiples qui se nouent autour des pouvoirs jusqu’à toucher le fond de la perversité. Il fallut bien verrouiller les secrets et leurs détenteurs – de plus en plus nombreux, et néanmoins muets – pour faire tenir ce monde de façade dans les apparences du « correct ». Jusqu’à l’effondrement. Tandis que des enfants, notamment, sombraient dans la souffrance de l'indicible, comme emmurés. Camille Kouchner, une Antigone de notre temps.
GP
Eh oui, telle fut bien la gauche en amorce de dérives vers son bling-bling, qui vaut bien l’autre, de droite. Comme un invariant dans les moeurs politiques. On en est là aujourd’hui à compter les points, à sortir les « affaires » à tour de bras, et il y en a à venir encore, dirait-on. Bravo en tout cas pour cette synthétique vue panoramique à partir d’un livre que je vais m’empresser de lire.
Je n’ai pas encore lu le livre de Camille Kouchner ; j’ai suivi avec intérêt les différentes publications, entretiens, notamment le rendez-vous avec François BUSNEL sur la 5, je crois. Il avait eu la même initiative ou démarche avec Vanessa Springora. Je voulais juste un peu réagir à la photo qui accompagne le texte que Gérard intitule : » de la gauche-cigare à la gauche-caviar » ainsi qu’à la démarche qui consiste à revisiter le passé, l’Histoire, à la lumière du présent et des « révélations » d’aujourd’hui. Que vous me compreniez bien, il est hors de question de justifier quoi que ce soit, de « passer l’éponge » sur des faits, des attitudes, des engagements qui se sont révélés, mais dans l’APRES-COUP souvent, des erreurs, des fautes, des ignominies déjà, mais qui n’apparaissaient pas telles ou pénalement telles dans le contexte de l’époque ! Donc mon propos consiste à, non pas relativiser des pratiques qui relèveraient du pénal, mais à mettre la réflexion sur certains « raccourcis » de pensée qui se refuseraient à tenir compte des contextes d’une époque donnée. Et comme exemples assez éloquents, pensons à l’esclavage, au colonialisme qui sont apparus à beaucoup ( pas à tous, bien heureusement) au moment où ils avaient lieu comme des situations, des pratiques, des politiques pouvant laisser planer le doute qu’elles étaient « recevables », « normales » ou simplement « dans l’esprit d’un temps et d’un lieu ».D’aucuns ont même parlé de « mission civilisatrice » ! En matière pédophilique, on a entendu le même type d’arguments consistant à dire qu’il s’agissait d’ « initiation à la sexualité » ! (Quel toupet !) J’en reviens à l’ « air du temps », donc à la prise en compte de la temporalité ou du moins du consensus qui pouvait exister à tel ou tel moment historique concernant beaucoup de problématiques sociétales. Ainsi Gérard, si tu avais été au milieu de ces cercles germanopratins, n’aurais-tu pas « imité » les jeunes Pisier, Kouchner, et cie ? N’aurais-tu pas été façonné par les mêmes codes de conduite ? Moi, de voir le caractère « ébloui » d’Evelyne Pisier devant le grand barbu, la franche rigolade que montre le visage de Bernard Kouchner devant le même, quelque part ça m’émeut ! J’aurai pu leur ressembler un peu si… et si … Moi j’ai embrassé dans cette période la cause trotskiste ; était-ce si différent que d’embrasser le castrisme ou le maoisme, finalement ? En nous tous, resplendissait la folie de la jeunesse avec ses extases, ses mentors, ses excès. Bien entendu, nos conduites n’échappaient nullement aux déterminismes sociaux et aux injonctions de l’époque historique particulière dans laquelle nous étions immergés. C’était l’avant et l’après-68 ! Nous l’ignorions pour la plupart, et nous ne l’apprîmes que bien plus tard.
J’ai beaucoup apprécié de lire ton article sur Cuba dans Politis ainsi que la critique voire la diatribe que tu as essuyée de la part des idolâtres du Leader Maximo.
Ca m’a rappelé le » Retour d’URSS » de Gide.Ca m’a rappelé aussi ce qu’avait subi l’auteur belge Simon LEYS quand il s’était élevé avec courage contre les excès du maoïsme et de sa « Révolution Culturelle », une ignominie politique ! Et pourtant cette dérive bureaucratique avait été encensée par certains de nos intellectuels de renom. Quelle farce et quelle leçon l” Histoire leur renvoie-t-elle en miroir ! De quelles turpitudes n’avons-nous pas parfois été les responsables ! Pour ma part, je ne range pas mes turpitudes politiques mineures au même rang que celles dont il est question dans ton article, mais.…..je ne peux pas les biffer sans qu’elles ne me posent des questions essentielles sur la responsabilité individuelle dans nos actions, qu’elles aient eu lieu à l’âge de 20 ans ou plus tard.
Merci André. D’accord avec toi au sujet de Simon Leys et ses « Habits neufs du président Mao », que j’avais vu chez Pivot, ratatiner la maoïste tonitruante, M‑A Macchiocchi. Il fut l’un des rares intellectuels européens à avoir dénoncé l’horreur maoïste et la duperie des intellos à la mode – Glucksmann, Kouchner, Gérard Miller, Benny Lévy, Jean-Paul Ribes, Olivier Rolin, Sollers, Foucault, Roland Castro, Roland Barthes sans oublier Serge July, etc. Sur l’URSS, Gide bien sûr, mais plus encore, selon moi, et dès 1929, le livre-enquête de Panaït Istrati, 16 mois dans le « paradis » soviétique, découvrant les affres du stalinisme avant Staline. J’en ai souvent parlé ici (taper « Istrati » dans la zone de recherche). Sur Cuba et le castrisme, il existe de nombreux ouvrages de démythification et démystification, tandis que la légende demeure comme tu as pu le constater sur le seul échantillon affiché après mon reportage dans Politis.
Quant à tes « turpitudes », j’apprécie ta lucidité qui rejoint les miennes, par exemple, s’agissant de l’affaire Matzneff et mes responsabilités en tant que directeur de la revue Sexpol. Je m’en explique dans mon bouquin sur la pédophilie et ladite affaire.