L’Homme dirige-t-il encore son destin ?
Comme des vieux peuvent être toujours jeunes – suivez mon regard –, j’ai ressorti de ma bibli une « vieillerie » de 1976, autant dire un demi-siècle, dont l’actualité se révèle des plus criantes, sous le titre : Sauver l’humain autrement plus tranchant que l'incantatoire et débile “Sauver la planète”. Son auteur, Édouard Bonnefous (mort en 2007), fut ministre sous la IVe République, sénateur, vice-président de la Gauche démocratique, etc. et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, ce qui n’a en rien empêché sa clairvoyance quant aux grands thèmes qui traversent notre « modernité ». Tout y passe, ou presque, de nos problèmes et préoccupations actuelles : démographiques et écologiques – les deux étant liées –, politiques et culturelles au sens large, incohérences des pouvoirs étatiques. Ci-dessous donc, le premier chapitre de ce livre remarquable par sa vision du monde et les sombres perspectives qui ont aujourd'hui rejoint notre réalité. gp
L’Homme dirige-t-il encore son destin ? par Édouard Bonnefous ✝︎
La crise du monde actuel pose le problème de la défense de l'humain.L'homme du xxe siècle est menacé de perdre la maîtrise de son destin, car il se sent dépassé, incapable d'obtenir les changements qu'il souhaite. Certains disent que cet homme est malade de la démesure. Je dirai surtout qu'après avoir voulu déifier la science, il prend conscience de son impuissance à pouvoir faire le tri entre ce qu'elle a apporté de positif et ce qu'elle contient de redoutable. Tel est le danger qui nous menace : une civilisation dominée par une catégorie d'hommes, interprètes de cette science déifiée.
Nous touchons au drame du monde actuel, dénoncé par Galbraith ; un monde dans lequel le peuple est consulté formellement sur des grands principes alors qu'il se trouve dans l'impossibilité de faire entendre sa voix sur des décisions capitales qui pèseront sur la vie quotidienne.
Les gouvernements qui passent, les parlements dont on se passe, la gestion assurée par une classe nouvelle qui, dans les entreprises et les administrations publiques, détient la réalité du pouvoir: la technocratie. Elle est composée d'hommes imbus d'une supériorité qu'ils s'attribuent, avides d'une puissance incontrôlée dont l'autorité est d'autant plus redoutable qu'elle est anonyme. Ils refusent toute discussion.
L'opinion s'entend répondre: « Vous ne pouvez discuter un problème que vous ne connaissez pas puisque nous sommes seuls à en posséder les données. » Quand la technicité mise en défaut perd contre l'opinion, ce qui est fréquent, l'absence de sanction couvre d'une impunité ceux qui parlaient au nom d'une technique défaillante.
Un fossé se creuse entre les citoyens et les experts ; les experts dont les affirmations tranchantes ou les déclarations lénifiantes n'arrivent plus à convaincre une opinion désabusée.
L'utilisation abusive de l'informatique et de la cybernétique portera forcément atteinte à la vie privée des citoyens et la coalition des technocrates mettra de plus en plus en cause le pouvoir démocratique en paralysant son action.
Ceux qui contestent les découvertes auxquelles nous sommes redevables d'une vie plus facile, d'une santé meilleure, d'une connaissance plus complète, commettent une erreur ; vouloir revenir aux conditions d'une vie pastorale est chimérique. Le risque de mort, menaçant des centaines de millions d'êtres humains, créé par une éventuelle guerre atomique ou les ravages que pourrait exercer l'utilisation des armes chimiques, symbolise les dangers de la science.
La course effrénée vers le progrès doit être dénoncée. Si l'oxygène est menacé, l'eau polluée, l'air empoisonné avec trois milliards et demi d'hommes sur la terre, quelle sera la situation quand sept milliards d'hommes devront vivre sur un espace équivalent ? La superficie de la terre non encore mise en valeur, qui peut augmenter la production, est relativement faible. Ce qui explique mon scepticisme sur les chances de voir tripler la production alimentaire d'ici à l'an 2000, ainsi que le souhaite René Dumont, faute de quoi « nous allons à la famine ». Un désastre écologique sera difficile à éviter si nous parvenions à limiter notre population. Si la croissance démographique ne faiblit pas, nul ne pourra conjurer la catastrophe.
Il est grave que les prévisions les moins contestables, au lieu de mobiliser les instances nationales et internationales, ne soient pas l'objet des constantes préoccupations de tous les gouvernements. On continue à régler les problèmes au fur et à mesure de leur urgence, en ne tenant compte que des révoltes de masse ou des mouvements revendicatifs.
Édouard Bonnefous, Sauver l'humain, Éd. Flammarion, 1976.
Pour moi, »L’homme dirige-t-il encore son destin » ? est une question insidieuse, car elle tient pour acquis que l’humain est en mesure de diriger son destin, alors que ça reste à démontrer.
Non, l’être humain, comme l’animal ou le végétal, ne dirigent rien du tout. Ils ne font que faire ce que la nature, (l’instinct de survie), les pousse naturellement à faire. Nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs d’un spectacle inattendu, parfois regrettable, mais pour ainsi dire, écrit à l’avance. Quand on y réfléchit, c’est une évidence.
Je partage ce point de vue, Guy, en y apportant une remarque : le propos de Bonnefous n’est pas philosophique mais politique au sens plein du mot, c’est-à-dire l’action des hommes sur leur milieu et leur entourage, limité à une époque donnée ; il s’agit de la tentative des humains pour contrer l’inéluctable du Destin. Exemple : le principe dit de précaution pour prévenir les maladies, les accidents, les imprévisibles de la nature, etc. En ce sens, on peut agir, même si le Destin, D majuscule, continue sur sa lancée aveugle…
Oui, Gérard, il est un fait que les humains peuvent agir et ils le font en fonction de ce que leur cerveau détient dans ses neurones.
En tentant de faire prendre au Destin une tournure différente de celle qu’il semble prendre et qui leur fait peur, (autrement dit, en tentant de le contrôler), ils ont l’impression d’en être maîtres. En fait, ils ne font que ce qu’il était inévitable qu’ils fassent.
(En supplément, et pouvant être supprimé, je crois que si on devait donner un autre nom à la vie, on pourrait l’appeler »La Grande Illusion », une illusion que nous avons eu la chance extraordinaire de vivre, mais que, personnellement, même si elle fut belle, je ne suis pas certain de vouloir connaître à nouveau).