WikiLeaks. Le plaisir trouble du voyeur devant la « transparence »
Je dois au commentaire de « Turlututu » [voir dans Le Monde et WikiLeaks. Info ou bruits de chiottes ?] de m’amener à plus de nuances sur l’ « affaire WikiLeaks ». Ayant picoré ça et là dans la pelletée déversée par Le Monde, je dois reconnaître l'intérêt de certains passages; pas tant sur le fond, non, que sur la forme (qu'en termes diplomatiques ces choses là, etc.) et surtout sur l'origine, ce qui donne à ces infos le plaisir du voyeur derrière son trou de serrure. Ce qui se passe derrière la porte, on s’en doutait bien. Voilà maintenant qu’on nous le met sous le nez. Est-ce que ça sent plus ou mains mauvais ?, voilà ce dont on peut discutailler…
Mais le débat vaut davantage sur le thème de la transparence, selon que l'on place le curseur en deçà ou au delà de "1984". Je me réfère à George Orwell, bien sûr, dénonçant la transparence totalitaire – celle qui va donc très au delà ; la même dont parlait Panaït Istrati à propos du système soviétique dont il dénonçait (en 1927 !) "la main noire enfoncée dans le ventre de l'homme". Comme si les États, qui ont tendance à TOUT s'autoriser (tentation totalitaire), pouvaient impunément s’arroger le droit de fouiller jusque dans vos têtes et aussi, oui, vos tripes. Nous n’en sommes pas loin, quand nous n’y sommes pas carrément plongés, avec les pratiques innombrables de sondages d’opinion, avec les systèmes envahissant de vidéo surveillance, avec ces contrôles d’identité vous transperçant jusqu’à la moelle (scanner des aéroports).
En deçà maintenant du curseur « 1984 », on pourrait situer le champ « normal » de l’information, au sens journalistique précisément ; celui par lequel même les prétendues démocraties se voient surveillées par une sorte de contre-pouvoir. C’est là que l’affaire WikiLeaks se trouve sur le fil du rasoir. En effet, d’un côté il participe de cette salutaire levée de l’obscurité étatique, tandis que de l’autre il en utilise méthodes et moyens. Si on exige la transparence des États, ou si on les y contraint à leurs « corps » défendant, comment s’opposer à leurs pratiques autrement qu’en provoquant une sorte de surenchère guerrière sans fin ?
D’autres éléments viennent troubler le débat, notamment le fait que les pouvoirs étatiques aient déclenché la chasse aux fauteurs de troubles, voire aux criminels lèse-majestés. Ainsi la Suède qui lance un mandat d’arrêt internationale (pour une affaire de mœurs…) contre Julian Assange, initiateur de WikiLeaks et désormais contraint à la clandestinité. Ainsi le ministre français de l'économie numérique, Besson, s’opposant à l'hébergement en France du site de WikiLeaks, s’alignant ainsi sur l’action des États-Unis. Autant de mesures propices à fausser la réflexion en induisant une réaction de sympathie, sinon de défense et de solidarité, somme toute bien compréhensible à l’égard de tout persécuté, alors en passe de s’auréoler d’une mission doublement salutaire : dévoiler des secrets d’État et échapper à la répression étatique. Robin des bois n’est pas loin et avec lui la cohorte mythique des redresseurs de torts, héros justiciers des petits contre les gros.
Le risque ici étant également de faire passer le journalisme à la trappe des pertes et profits indistincts. Car ces temps de tapages médiatiques – tapages très internes au landerneau diplomatico-journalistique ; reconnaissons que le citoyen lambda n’y perçoit le plus souvent que du bleu… – semblent bel et bien dédouaner la presse de son rôle initial, premier, d’information. Ce rôle ne saurait se réduire à passer les plats servis par le système du « web 2.0 » lui-même alimenté par un redresseur de torts isolé doublé d’un bon bricoleur informatique. Que le tout ait été relayé par une autre cohorte de journalistes vérificateurs – secrétaires d’édition dont c’est le boulot habituel –, ne saurait occulter la question du travail journalistique « à la source » ou encore « sur le terrain », qui va bien au delà d’un retraitement d’infos de seconde et successives mains. De ce point de vue, la manne surabondante (comment la traiter ?) des 250 000 documents WikiLeaks ne change nullement les données de base d’une véritable information de contre-pouvoir. Elle ne fait que la réactualiser et la recontextualiser. Ce en quoi, jusqu’à preuve du contraire, les gouvernements n’ont pas à s’inquiéter. Ce qui les préoccupe bien autrement, c’est de pouvoir gouverner en rond et, pour cela, de reprendre l’avantage dans le jeu du chat secret et de la souris fouineuse de façon à blinder la sécurisation interne de leurs échanges diplomatiques. Jusqu’à la prochaine.
Subodorerais-tu quelques manipulations savamment orchestrées ?
D’où ton bémol ?
Et je m’y connais ! ( en bémol !!!!! ♫ )
heu… la fille fort peu vêtue pour la saison,là, plus haut, ouiiiii, là.
C’est pour augmenter ton audience ? 🙂
Maintenant que Assange vient d’être arrêté, ce bandit !, que va-t-il se passer ? Les fuites vont-elle aussi être arrêtées ? Je suppose que le bandit en question aura mis son magot à l’abri et que ses complices vont continuer à faire chier les gouvernements. Que doit-on en déduire ? Ben…
DE LA TRANSPARENCE A LA VACUITÉ
DU VOYEURISME A L’AVEUGLEMENT
« D’un côté, nous dit Gérard, WikiLeaks participe d’une salutaire levée de l’obscurité étatique, de l’autre il en utilise les méthodes et les moyens. Si on exige la transparence des États, comment s’opposer à leurs pratiques autrement qu’en provoquant une sorte de surenchère guerrière sans fin ?
On ne le peut pas ! Car de même que le 11 septembre 2001, une petite équipe de déjantés a mis en déroute l’armée de la nation « la plus puissante du monde », aujourd’hui, des informaticiens bidouilleurs ridiculisent les services secrets en « forwardant » des données sans même se donner le temps d’en prendre eux-mêmes connaissance. Les techniques de déstabilisation, comme celles de destruction, se « démocratisent ». La belle affaire ! En quoi les amateurs se soucieraient-ils plus d’éthique que les professionnels ? En rien. La puissance des liliputiens ligotant Gulliver reste de la misérable puissance.
C’est pourquoi le problème majeur aujourd’hui n’est plus tant celui des pouvoirs étatiques (même si ce problème reste bien réel) que celui de la capacité de petits groupes d’individus s’appropriant des fragments de cette puissance. Les techniques de voyeurisme qui étaient autrefois l’apanage des états deviennent celles de tout un chacun. Le danger n’est plus tant Big Brother que Brothers. On le voit bien avec l’exemple des réseaux sociaux. Tu es mon frère, tu étais autrefois mon ami ou mon épouse, je t’ai photographié dans des situations intimes, nous nous haïssons aujourd’hui… la technique me donne le moyen de te broyer (de manière autrement plus radicale que quand Sarko est qualifié d’autoritaire par l’administration américaine).
Je sais, on me dira qu’il y a le droit. Mais qu’importe : on punit un coupable, d’une part le mal est fait, d’autre part le délit fascine par sa nouveauté et dix ou cent nouveaux coupables affluent aussitôt. Ellul nous l’a dit et écrit il y a plus d’un demi-siècle mais personne n’y croit parce que personne ne VEUT y croire : le phénomène technique est autonome, plus il poursuit son développement, moins il est contrôlable.
Qui veut bien reconnaître aujourd’hui que si le capitalisme est-il « financier », s’il n’est plus « industriel » ou « patrimonial », s’il échappe jusqu’au contrôle des états eux-mêmes, ce n’est pas parce que ceux-ci ont VOULU libéraliser le marché, c’est parce que les « nouvelles technologies » ne leur laissaient pas le choix. Parce que les techniques de circulation des flux financiers, en se « démocratisant », leur échappaient. Confère la très belle fable de La Fontaine « Le Renard et les raisins » : les raisins sont trop hauts pour moi, qu’à cela ne tienne, je n’ai pas faim. Le système technicien, précisément parce qu’il est un système englobant, échappe à tout contrôle et, par suite, mène au chaos. Nous y sommes.
Alors qu’un système totalitaire est par définition étatique et se caractérise par un clivage marqué entre dominants et dominés, propagandistes et propagandés, la Technique est un système qui englobe tout le monde, les riches comme les pauvres, les aliénant les uns tout autant les autres (NE vouloir retenir QUE le problème de la domination par l’argent, c’est simplement succomber soi-même aux sirènes du matérialisme).
Fallait-il attendre le phénomène WikiLeaks pour s’en apercevoir ? En quoi le caractère « confidentiel » des informations révélées par J. Assange change t‑il le cours du monde ? Il n’est inconnu de personne que la Chine viole quotidiennement les droits de l’homme les plus élémentaires, cela empêche t‑il pour autant ce pays d’acquérir le leadership militaro-économique mondial ? Le débat sur WikiLeaks « secret / pas secret » n’est qu’un moyen de repaître la nature humaine, toujours avide en sensations. Ce n’est qu’un épiphénomène supplémentaire du phénomène technicien. WikiLeaks va t‑il mettre un terme au cynisme et à la langue de bois politicienne ? Que nenni ! Celle-ci se muera en langue de plomb et l’on appliquera le « principe de précaution » : l’usage des pseudonymes, du langage codé et autres « techniques »…
Il a fallu attendre que le régime communiste commence à décliner pour qu’on reconnaisse qu’il était « la plus grande mystification du socialisme » (Castoriadis). Rien ne laisse présager qu’Ellul, auteur du Bluff technologique, soit prochainement entendu, tant le joug de l’aliénation est autrement plus imperceptible (apparemment indolore) que celui de la domination.
Ce n’est donc probablement pas demain que le libéralisme sera identifié comme « la plus grande mystification de la liberté »
et que l’on traduira « s’adapter aux nouvelles technologies » par « s’y aliéner ». La novlangue technicienne est d’autant plus intraduisible qu’elle est devenue la langue internationale par excellence. La « pensée unique », c’est elle et nulle autre.
Qu’elles fassent la une des journaux ou qu’elles soient classées « top secret », les informations pullulent. Et plus elles pululent, plus elles se confondent. L’Arabie saoudite voulait « couper la tête du serpent » iranien, personne ne le savait, tout le sait : ça change quoi ? « Ah, mais enfin, nous dit-on, l’information est transparente ! ». Soit, mais qu’est-ce que j’en fais, moi, de cette transparence ? Rien. Encore moins qu’avant. Cette info rejoint la cohorte d’informations transparentes et, du coup, me ramène d’autant plus à ma propre impuissance. Tout au plus, si j’ai quelque lucidité (et j’espère qu’il m’en reste un peu), l’importance que l’on accorde à cette transparence m’instruit-elle sur la force de l’illusion et de l’aveuglement qui caractérise notre humanité vis-à-vis du phénomène technicien. Et par là-même son extraordinaire vacuité.
Je partage totalement l’idée que ce tout technologique nous mène dans le mur, pas seulement parce qu’il contribue à la déshumanisation du monde (comme on l’entend souvent) mais parce qu’il crée lui même une impasse en nous faisant croire que le monde de l’illusion est le monde réel.
Mais personnellement je ne situerais pas Wikileaks comme un acteur de ce phénomène de “dé-réalisation mais participant bien effectivement à l’amoindrissement de la force symbolique de l’Etat. Est ce un mal ou un bien, je n’ai pas la réponse, elle est plus nuancée que retranchée dans des affirmations ou des refus. Personne ne trouve à redire sur l’ouverture des archives nationales à un certain terme (20, 30, 50 ans selon), ce qui permet aux historiens de mieux comprendre les faits du passé. L’affaire de l’exécution des moines de Tibérihine en Algérie a reçu une nouvelle lecture avec la déclassification des archives. L’Etat aussi est à nu en ce moment là, va-t-on refuser cette ouverture parce qu’elle délégitime des gouvernements ?
Wikileaks déclassifie les archives “à la sauvage” , rendant le Roi plus nu que jamais, mais nous donnant une vue plus panoramique sur certains faits de ce monde de brutes. La nouveauté avec Wikileaks c’est le raccourcissement du temps : des faits datant de 5 ou 2 ans à peine sont dévoilés. C’est effectivement la technologie qui une fois de plus nous fait un tour de cochon mais cela pourrait (peut etre) forcer les états à déclassifier un peu plus promptement leurs archives.
Quant à savoir si cette contribution de Assange au monde de l’information nous rend plus conscients ou plus impuissants, la question est pertinente mais elle l’est pour toute information. Wikileaks ne déroge pas à la règle. L’information noyée dans un tourbillon de nouvelles accroit le sentiment de noyade. Je suis de ceux qui pensent que la rareté de l’info élève davantage l’homme. Va-t-on pour autant plaider pour un retour à l’orthodoxie des journaux d’opinion, qu’ils soient du gouvernement ou de l’opposition.
Quatre réactions brèves et un petit commentaire aux derniers arguments de Turlutu.
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1) « Je partage totalement l’idée que ce tout technologique nous mène dans le mur, pas seulement parce qu’il contribue à la déshumanisation du monde (comme on l’entend souvent) mais parce qu’il crée lui-même une impasse en nous faisant croire que le monde de l’illusion est le monde réel ».
> Mais les deux choses ne sont-elles pas une seule et même chose ? Ce qui crée la déshumanisation, n’est-ce pas précisément cette dé-réalisation du monde, « le Spectacle », comme l’appelait Debord ?
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2) « Personnellement je (…) situerais (…) Wikileaks comme (…) participant à l’amoindrissement de la force symbolique de l’Etat. Est ce un mal ou un bien, je n’ai pas la réponse. »
> Il est pour autant nécessaire de prendre parti (s’engager) sinon, on laisse couler les choses et on en est les objets. Je partage pour ma part le point de vue de Nietzsche (critiquant Hegel) : « L’Etat est le plus froid de tous les monstres froids » ; également celui des anarchistes, leur idéalisme en moins. Pour une position plus distanciée, mais non moins radicale, je conseille l’excellent « L’État » de Bernard Charbonneau (Economica, 3ème éd. 2008). Un réservoir de lucidité.
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3) « Quant à savoir si cette contribution de Assange au monde de l’information nous rend plus conscients ou plus impuissants, la question est pertinente mais elle l’est pour toute information ».
> Oui ! C’est du reste ce que je disais moi-même : « secret défense » ou à « une du 20 heures »… même assujetissement aux FAITS.
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4) « Je suis de ceux qui pensent que la rareté de l’info élève davantage l’homme ».
> Sans cela, aucune « convivialité » (Illich) n’est en effet possible. Le problème est que l’on peut souhaiter cette convivialité autant que l’on veut, elle n’est aujourd’hui qu’un voeu pieu compte tenu du fait de l’autonomie de la Technique (Ellul), le tumulte médiatique constitue désormais obligatoirement notre environnement.
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Ces questions peuvent nous remplir d’inquiétude et de pessimisme… Y faire face, ne pas succomber à l’état d’âme, nécessite en tout cas une analyse à la fois GLOBALE (prenant en compte le maximum de paramètres) et RIGOUREUSE.
Je n’en connais personnellement pas de plus globale et rigoureuse que celle d’Ellul, lorsqu’il démontre qu’aujourd’hui les MOYENS techniques (se) sont érigés en FINS et que, par voie de conséquence, l’humanité s’est placée sous le joug de la Nécessité.
Un affranchissement n’est possible qu’au prix d’une démystification de la technique. Cela exige un travail sur soi énorme et continu, c’est le prix de la liberté, la seule qui mérite ce nom.
J’en dirais de l’Etat et de la Technique comme de la langue d’Esope : le meilleur et/ou le pire, selon. Selon l’usage, selon les hommes qui les manipulent – c’est bien le mot. Idem pour l’information, etc.
Je ne me sens donc ni nietzschéen au sens de la citation ci-dessus, ni non plus anarchiste. Libertaire, oui, qui reconnaît la nécessité d’une régulation sociétale – mission normalement dévolue à un Etat, et non pas surgie d’on ne sait où, ni par une invocation magique.
Régulation = contrôle dudit Etat par des représentants élus ET révocables en fonction du respect ou non de leurs engagements (leurs mandats). Le « ET » EST FONDAMENTAL, puisqu’il lie un élément actuellement absent du système par conséquent non démocratique (on le voit bien depuis toute l’histoire parlementaire « bourgeoise »).
La question se pose par conséquent de l’institution de contre-pouvoirs et de leur fonctionnement. Question qui à son tour pose celles concernant l’information : exercices des missions d’information dans des médias réellement indépendants, etc.(D’où aussi les mains-mises politiques sur les appareils d’info dominants). C’est là qu” »on » redevient utopiste et même chimérique. En quoi, je rejoindrais même Ellul dénonçant l’auto-emballement des machines et des techniques pour ne plus alimenter et justifier qu’elles-mêmes. Mais sur cette question, notamment, n’ayant pas de réponse toute cousue, je suis autant pessimiste que celles concernant les déchets et le vaseux « développement durable » (bel oxymore !), qui voudrait nous faire croire au père Noël (ou à saint Nicolas…), plutôt que d’en dénoncer la criminelle action illusionniste.