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Bonne nouvelle. Les journaux sont foutus, vive les journalistes !

par John MacGregor, chercheur au département Sociologie des médias du MIT

Article republié. 1re publication en 2004 

Tout ne s’explique pas, surtout en informatique : je découvre en effet que cet article (datant de 2004) vient de re-paraître, 14 ans plus tard, sans que je me souvienne avoir manœuvré dans ce sens ! Mais bref, laissons ces lignes suivre leur destin… Même si elles se trouvent quand même un peu dépassées sur certains points techniques. Pour le reste, c’est pire encore puisqu’on en est à subir l’assaut de la “post vérité” et des “fausses nouvelles” considérées comme un genre journalistique… (Je viens de revoir “Maigret et l’affaire Saint-Fiacre” – Simenon, 1932 ; Delannoy, 1959 – qui se noue autour d’une fausse nouvelle !)

(2004). John MacGregor, chercheur étatsunien, n’y va que par quatre chemins : 1) la presse quotidienne est condamnée dans sa forme actuelle ; 2) dans les dix ans à venir, les prépayés (« gratuits ») vont s’imposer et assurer une première relève transitoire… ; 3) …suivie par une déferlante technique et journalistique : disparition quasi totale des industries de presse (fabrication et diffusion) au profit de l’internet : impression à domicile de journaux à la carte ; 4) les « centres de presse » fonctionneront tous comme les agences actuelles, sans support matériel, et emploieront 80 % de journalistes et le reste en commerciaux et gestionnaires. L’avenir de la presse appartient donc – enfin – aux journalistes !

John MacGregor, 55 ans, est chercheur-enseignant à Cambridge au fameux MIT (Massachusetts institute of technology). C’est là que j’ai fait sa connaissance, fin des années 70, tandis qu’il dirigeait déjà le département Comparative media studies. Il n’a cessé depuis d’œuvrer en observateur critique et engagé (ancien journaliste et auteur d’une dizaine d’ouvrages) de la presse des Etats-Unis et, plus généralement du monde occidental. Francophone/phile, il connaît très bien la France pour y séjourner régulièrement. Il tutoie aussi ses médias, comme on va le voir. L’entretien qui suit devait paraître sous forme d’interview. Mais, avec l’accord de l’intéressé et revue par lui, une synthèse de ses propos a paru plus appropriée. GP.

1) Tels qu’ils sont, les quotidiens sont condamnés

John MacGregor : On me trouverait peut-être mieux inspiré de parler de la presse américaine… Qui va mal aussi ! Elle subit une vague terrible de concentrations mettant en cause, plus gravement que jamais, le pluralisme des médias et des idées. Mais notre sujet, ici, c’est la presse française. De plus, je viens de passer plusieurs mois en Europe et quelques semaines en France pour, précisément, actualiser mes réflexions au plus près des réalités.

D’abord, un rappel : la plupart des médias d’information des pays occidentaux traversent une crise sans précédent. Certes à des niveaux différents, mais de manière assez parallèle : d’une part sur le plan économique, d’autre part sur celui de la confiance. Perte de confiance – on devrait plutôt parler d’appétence des clients – les acheteurs-lecteurs – et, plus nouveau et inquiétant, perte de confiance des journalistes en leur métier. Aux Etats-Unis, une enquête a relevé que 70 % d’entre eux ne sont pas satisfaits des conditions d’exercice du métier. J’ignore si cela a été mesuré en France, mais de multiples contacts avec des journalistes français me font craindre aussi une insatisfaction assez générale. Les récentes opérations de rachat, en particulier celles menées par l’industriel de l’armement Dassault, ont troublé de nombreuses rédactions.

Par où la crise a-t-elle démarré ? Sans doute par tous les bouts du problème qui, en fait, est très complexe. Il faudrait notamment considérer la question économique générale qui comprend la marchandisation mondialisée de presque toute l’activité humaine ; et dans ce maelström inouï, prendre en compte l’économie même des médias, très particulière. Voilà en effet un produit, assumons le terme, qui ose se vendre deux fois : aux annonceurs, puis aux lecteurs. Les exceptions existent, mais sont tellement rarissimes qu’on les considère comme des anomalies – je pense au Canard enchaîné, on y reviendra.

Il faudrait aussi s’attarder sur l’évolution des sociétés dans leurs rapports à la technique. Celle-ci a permis une multiplication effrénée de canaux se présentant comme informatifs alors qu’ils sont avant tout des supports commerciaux. Pour la presse, il en va comme de la marchandise généralisée dont l’hyperproduction conduit aux crises incessantes de l’économie actuelle. On dit : « Too much information is overkill ». Trop d’info tue l’info. De nos jours, en fait, on devrait parler du trop peu d’information ! Trop de signes, certes, habillés en information, déguisés ; nous sommes dans le déguisement, dans le travestissement des réalités ; l’ « info » devenant de plus en plus une marchandise comme une autre, on croit que sa réplication en série justifie l’existence de ces réseaux monstrueux de communication – et il faudrait habiller tous ces mots de guillemets barbelés pour les contenir dans leurs sens les plus vulgaires et détournés en shows plus ou moins hollywoodiens.

Embouteillage sur les autoroutes

En réalité, c’est la parole des hommes qui se trouve recouverte, ensevelie sous des flots de « signaux insignifiants » n’émettant plus qu’un bruit de fond continu, un bourdonnement qu’on n’entend même plus, qu’on n’entendrait que s’il venait à s’arrêter ! Une telle inflation de signaux informationnels conduit de manière quasi mécanique à une dévaluation de l’information. Pour reprendre la métaphore des autoroutes de l’information, disons que, comme les autres, elles finissent aux péages, et par des embouteillages d’autant plus monstrueux que le trafic l’est aussi. D’où quelques questions : Quel est le sens de ces flux ? Quelles catastrophes probables annoncent-ils ? Et aussi : Pourquoi ?

Fin de digression du sociologue, car vous attendez davantage le « médiologue » au tournant…, ou même le futurologue puisqu’au début de notre entretien il était question de voir l’avenir. J’ai ma vision, en effet.

Vraiment, je crois que les quotidiens sont condamnés ; en tout cas, ils vivent leurs dernières années sous cette forme actuelle d’objet industriel de grande série : support papier à contenu généraliste impliquant une diffusion très éparse avec un double gaspillage : matériel avec les invendus et intellectuel avec des contenus sans récepteurs.

Prenons d’abord le cas d’un quotidien régional français – ils sont très similaires. Je me mets dans la peau d’un de ces néo-ruraux – ou « rurbains » comme les sociologues français disent aussi, ce qui est plus juste ; il s’agit de cette catégorie sociologique qui va devenir dominante dans de nombreuses régions – ce sera bientôt le cas chez vous en Provence, comme ça l’est devenu en Californie. Il s’agit de cadres moyens et supérieurs dont les revenus et les niveaux culturels sont aussi moyens et supérieurs. Comme tel, je cherche à m’intégrer dans mon nouvel espace que je souhaite comprendre dans sa complexité : géographique, humaine, économique, culturelle. J’ai quelques exigences de qualité intellectuelle, lisant d’ailleurs d’autres journaux, Le Monde, Le Figaro ou Libération, par exemple. J’écoute la radio le matin, regarde la télé le soir. Et j’ai l’ADSL, bien sûr !

2) La relève (transitoire) des prépayés

Donc, en gardant ce cas de figure, je m’imagine comme lecteur prenant en main les vingt-huit pages grand format de mon quotidien local. En gros, je vais ignorer : 6 pages d’annonces et d’obsèques, 4 pages de publicité, une page de courses, une demi-page de bourse, une demi de jeux, une de programmes télé (je lis un hebdo), et peut-être aussi les trois de sports. Disons seize pages que je vais « jeter ». Il m’en reste douze, sur lesquelles je vais zapper plus ou moins vite : deux d’infos nationales et internationales – je suis servi par mes médias habituels –, quatre « vie des villages » – du non journalisme, d’ailleurs confié à des correspondants. Il me reste donc : trois pages « ville », une page « région », une « économie » et la Une. Ainsi, l’offre effective de mon journal local dans ma direction ne porte que sur cinq pages maximum, soit entre un cinquième et un sixième du contenant total – entre 20 et 15 % ! Et encore, je postule que dans ce « reste » les articles auront été assez travaillés pour m’intéresser, me concerner, justifier mon investissement d’un euro, ou 0,80.

Certes, on ne lit jamais tout dans un journal, qui reste un produit jetable. La question est de savoir dans quel état d’esprit je me trouve en fin de parcours. En ai-je eu pour mon argent ? Ou bien, de manière plus ou moins consciente, ai-je le sentiment d’avoir gaspillé argent, papier, temps ?…

Un prépayé, lui, s’affranchit d’un tel ressentiment puisqu’il est apparemment gratuit et que, plus ou moins, il semble livrer des contenus équivalents. Ce n’est sans doute pas objectivement exact, mais c’est ce que je ressens car la différence en terme de plus-value journalistique n’est pas assez indiscutable entre les deux.

Marseille : cinq quotidien dont trois gratuits

Le journal pré-payé est en passe de gagner le pari de sa légitimité commerciale en ce sens que :

1) Il n’en promet pas plus qu’il n’en donne au lecteur, qui n’en attend pas davantage ! Contrat simple.

2) Il a su épouser les contours de la modernité pressée avec une offre de lecture très « fast food ». Au lieu de vendre de la « matière à rebut » – tout ce qu’il faut jeter de la « bête » –, le pré-payé offre (du moins le fait-il offrir par la publicité) un « prêt-à-lire » adapté à la demande. C’est la fast info.

Son concurrent historique, quant à lui, voit son avenir s’assombrir sérieusement. D’une part, il ne parvient pas à intéresser les jeunes lecteurs, ni les rurbains. D’autre part, il se trouve impuissant à endiguer la perte de son lectorat traditionnel. Comme s’il n’apportait plus le service qu’il rendait auparavant à une population généralement sous informée : un lectorat de masse, rural ou ouvrier, à qui le journal pouvait en effet apporter un niveau somme toute permanent de culture générale et une certaine ouverture sur le monde. Le développement technique, économique, puis culturel a fait naître simultanément une classe ouvrière supérieure, une classe moyenne, une petite bourgeoisie, ainsi que des médias de masse, radio et télévision, surtout, reléguant au second plan le rôle d’éducateur primaire autrefois dévolu aux journaux. Tandis que l’urbanisation et la disparition progressive des campagnes rendaient caduque, ou en passe de l’être, la petite information locale. De ce point de vue, il faut noter que la presse française locale rencontre des difficultés intrinsèques liées à la structure rurale particulière de ce pays aux 36 000 communes ! Tandis que les journaux anglo-saxons d’Europe se sont mieux adaptés au marché des concentrations urbaines. D’où, soit dit en passant, l’essor des tabloïds – pour le meilleur et pour le pire…

Revenons-en aux « gratuits ». La corporation journalistique a généralement pris très mal cette concurrence inattendue ; elle a d’abord envisagé des mesures protectionnistes, de type judiciaire ou de lobbying politique. Elle s’est repliée sous la couette encore tiède des années glorieuses. Puis a pressenti que l’hiver serait long et rude. Certains des patrons de presse ont préparé une reconversion en prenant position dans le champ du journal prépayé. Ce fut notamment le cas de La Provence à Marseille, ici dans votre région. C’est ainsi qu’on trouve dans cette grande métropole cinq quotidiens, dont trois « gratuits » et un autre marginalisé (La Marseillaise). En contre-feu à Metro et 20 minutes, les dirigeants de La Provence ont lancé Marseille Plus, peut-être dans la perspective, à moyen terme – cinq à dix ans – d’une disparition du quotidien payant, ou en tout cas de sa transformation radicale. C’est une position réaliste, sinon lucide, surtout au regard de son taux de pénétration : 20 % à Marseille, m’avez-vous dit… D’autres quotidiens ont depuis emboîté le pas du « petit frère “gratuit” » dans plusieurs grandes métropoles. Sans oublier l’alliance d’Ouest-France, le premier quotidien régional, et celle de La Dépêche du Midi avec le prépayé 20 Minutes.

Quel est donc l’impact des prépayés sur les payants ? Différentes études mènent à des conclusions proches : les plus atteints sont les plus fragiles, ceux dont la faible plus-value journalistique ne justifient pas leur prix de vente. Les autres, ceux qui, par exemple, réagissent par un sursaut qualitatif, finissent parfois par y gagner : en général, après un an ou deux de perte, ils regagnent des acheteurs, comme si les prépayés avaient tiré leur lectorat vers le haut – à condition que ce « haut » existe !

Le « terrain » devenu « zone de profit »

Parlons des quotidiens parisiens, dits « nationaux ». Eux se sont partagé un territoire « politique » plus que géographique. Cette presse, en fait, recouvre les classes politiques et socio-culturelles avec une assez grande précision, quasi calquée, en proportions, sur l’échiquier électoral : de la droite à la gauche, via le centre ; du Figaro à Libération et L’Humanité en passant par Le Monde, La Croix, Le Parisien. On y ajoute Les Echos, La Tribune et l’Equipe qui, eux aussi, et plus encore, sont des journaux pour publics segmentés. Je veux souligner ainsi que ces médias parisiens se doivent d’exister encore au fait qu’ils ont en quelque sorte opté pour des lectorats typés. Le dernier à ne pas l’avoir fait – et j’allais d’ailleurs l’oublier – se trouve en coma prolongé depuis des années : France Soir n’a désormais plus de place réelle dans ce découpage socio-politico-culturel du territoire parisien et national.

Opposés à ce « typage », on voit donc, par contraste, l’ensemble de la presse des régions qui s’obstine dans un rôle, à mon avis sans avenir, d’informateur généraliste visant indifféremment tout l’éventail sociologique d’un territoire défini. Et cela sans s’en être donné les moyens, ou bien même en ayant réduit leurs capacités journalistiques. Il est ainsi fréquent que des villes de 10 000 habitants, voire plus, ne soient pas « couvertes » par un journaliste. Quant aux quartiers suburbains, c’est pire encore !

Si les régions ont elles aussi connu leur évolution socioculturelle, cela s’est produit sans le concours actif des journaux. Les quotidiens locaux n’en ont été le plus souvent que des observateurs statiques, souvent attentifs à préserver l’ordre établi et à maintenir une connivence avec les institutions. Ils se sont mis à fabriquer un produit commun assez insipide, n’intégrant pas ou peu les nouveaux langages culturels, abordant mal les nouvelles problématiques sociétales. Cette passivité a fini par pousser le lecteur vers la distance et l’abandon. Comme si le journal avait été, sans s’en apercevoir, dépassé par l’exigence de son lectorat. Un mouvement sans doute mal perçu par les patrons de cette presse. Ceux-ci ont réagi en industriels, cherchant des réponses techniques et gestionnaires : économies d’échelle, synergies, investissements dans le hard. Une sorte d’aveuglement qui, au fil de ces dix-quinze dernières années, a en quelque sorte dénaturé le territoire journalistique, le banalisant comme un vulgaire lieu de marketing, une « zone de profit ». La nouvelle devenait une marchandise normalisée et le journaliste un travailleur intellectuel paupérisé et, en France, un adepte des « 35 heures ». Rachats et hyper concentrations venant – en bonne logique capitaliste – couronner le tout.

Aux Etats-Unis, nous avons connu des situations semblables. La différence tient surtout dans les proportions. Rapporté à une cinquantaine d’Etats, le nombre de groupes de presse demeure élevé – du moins demeurait, car le rythme des concentrations s’accélère très fortement. Pour comparer, il faudrait donc se situer au niveau de l’Europe.

Pas de « culture de l’excellence »

J’insiste : Le quotidien régional propose un contenu hétéroclite à une population qui l’est tout autant. Il croit ainsi répondre au problème de la diversité des publics et des attentes – qu’il ne satisfait que très imparfaitement. Titre dominant sur son territoire, voire souvent unique et monopolistique, en connivence avec les forces politiques locales, il distille de l’information « blanche », faussement consensuelle, timorée devant le débat et, sans grande ambition journalistique. Souvent même sa qualité est médiocre, voire rédhibitoire : informations incontrôlées, non recoupées, à source unique ; articles bâclés en une heure ou deux, sans travail d’enquête ni de suivi, écrits pareillement à la va vite et parsemés d’approximations, de généralités et, pour finir, saupoudrées d’erreurs et de fautes de langue. Reconnaissons que ces quotidiens demeurent peu ou pas imprégnés de cette « culture de l’excellence » qui permet aux avions de voler en sécurité – généralement. Trop de journaux apparaissent comme des sous-produits pour un public qui a tout de même augmenté son niveau d’exigence ! Il ne semble pas que les éditeurs en aient vraiment pris conscience. Ils continuent à produire du papier imprimé comme si les nouveaux médias – télés, radios, internet et toute l’information mobile qui jaillit de partout –, comme si tout cela n’existait pas. Pour moi lecteur lambda, la question est assez simple : que va m’apporter d’autre, de plus intéressant, développé, localisé, etc. mon journal de demain par rapport à tout ce qui m’aura été déversé de toutes provenances ?

En d’autres termes, le « rurbain » ne trouve pas son compte dans ce journal. Pas plus que le rural plutôt âgé, ou le retraité, ou la femme au foyer pour qui leur quotidien semblera devenu trop peu attentif à l’actualité des petites communes. Ainsi le journal local devient-il machine à frustrer ses lecteurs… Ce qui explique l’érosion continue des acheteurs : un pour cent par an, depuis plus d’une dizaine d’années, sinon plus. Un affaiblissement progressif conduisant au cercle vicieux : rachat, concentration, réduction des moyens journalistiques, désintérêt du lecteur, etc.

Où, a contrario, l’on retrouve une certaine adéquation des prépayés et leur fast-info en phase avec les modes consommatoires d’une population jeune, zappante et peu argentée. Tel m’apparaît l’avenir – à moyen terme et provisoire – de la presse quotidienne : un réseau de prépayés qui va s’étendre à l’ensemble du territoire, développant des éditions urbaines jusque dans les villes moyennes, poussant les régionaux à réagir ou à périr, obligeant les nationaux à marquer plus encore leurs positionnements sociopolitiques. Ce ne sera toutefois qu’une phase intermédiaire, un grand creux peut-être annonciateur d’une renaissance.

3) Une déferlante technique et journalistique

Comment pourrait être stoppé le déclin des quotidiens français, et en particulier ceux de province ? Diminution régulière des ventes et des recettes publicitaires avec perspectives d’aggravation : érosion endémique du lectorat, dérivation accrue des grands marchés publicitaires vers la télévision et les prépayés, consolidation d’internet comme média d’information au détriment de la crédibilité de la presse, développement de l’ « info mobile », via les téléphones portables. Sait-on aussi, par exemple, que le fabricant européen Philips s’apprête à produire en séries un support en plastique souple, ultra léger, qui, connecté à un téléphone portable, pourra télécharger toutes sortes de publications ? Ce n’est déjà plus de la fiction : on peut sérieusement envisager la disparition du papier-journal en bobines pour rotatives ! Puisqu’il est déjà possible, à partir de fichiers reçus par internet, chez soi ou n’importe où, de téléimprimer les journaux.

Si la bataille ne devait être que technologique, elle serait perdue d’avance. L’enjeu, bien sûr, portera plus que jamais sur les contenus. D’où une marge de redressement très mince car la réactivité des médias est aussi faible que sa capacité à se remettre en cause. C’est un milieu finalement très conservateur, peu réceptif à la critique, réticent à l’autocritique. Mais… Mais les journalistes sont aussi capables de miracles, non ? Il est des crises salutaires, comme celle que traversent certains quotidiens américains depuis la deuxième guerre d’Irak qui a révélé leur manque d’attitudes critiques, les affaires de bidonnage, etc.

Revenons-en tout de même aux questions techniques car elles perturbent trop souvent les activités humaines, comme si elles en pervertissaient le sens.

L’internet va transporter nos journaux

Déjà, le prépresse est pratiquement tenu par les rédactions ; les ouvriers du livre ont abandonné ces postes de travail ; les techniciens de fabrication disparaissent de jour en jour. Ainsi pour le traitement de la photographie : plus de support matériel, plus de laboratoire ; même les plaques d’impression sont désormais traitées numériquement, directement depuis le fichier informatique. Les locaux se vident de plus en plus, les journaux en viennent à louer leurs trop grands espaces ; c’est déjà le cas pour certains qui regagnent le centre des villes après s’en être éloignés dans des zones industrielles et des usines à l’allure triomphale. S’il est encore un poste qui résiste c’est l’impression proprement dite, avec ses grosses machineries papivores, coûteuses en salaires. D’où les regroupements en centres d’impression régionaux, alimentés à distance via les réseaux informatiques, allongeant cependant les phases du transport du produit imprimé. Les patrons de presse réagissent à petite vue, centrés sur l’outil industriel, dont les perspectives – ai-je été convaincant sur ce point ? – ne portent guère au delà d’une ou deux décennies.

Tout ce monde industrieux, encore un peu balzacien, va bientôt être engouffré par la spirale technologique ; il ne fait plus bon aujourd’hui se payer une rotative – 40 ans avant amortissement… – et les fabricants vendent sans doute les derniers modèles du genre – du moins pour les quotidiens, on ne parle pas ici des magazines.

L’internet à haut débit, en particulier, est en passe de révolutionner tout ce monde ; le vieux fil téléphonique opère une renaissance inattendue ; par l’ADSL de deuxième génération circulent dores et déjà quelque 15 mégabits de données par seconde. Transitent ainsi télévisions, radios, images et textes de toutes sortes et, miracle, toujours le téléphone … Demain, il va nous transporter nos journaux – du moins leurs contenus qui seront illico imprimés à la maison. Tout comme les opérateurs téléphoniques nous ont offert les premiers portables, les éditeurs se feront un plaisir de nous fournir modems, imprimantes et même papier – bien heureux qu’ils seront de n’avoir plus à payer et gérer des escouades de rotativistes, camionneurs, manutentionnaires et éventuellement grévistes ! La fin programmée de l’ère du pétrole va sans doute accélérer la course vers l’édition électronique. Le papier, l’encre, l’impression, la distribution cumulent un coût énergétique en passe de devenir insupportable à très court terme.

Une fuite en avant consommatoire

« Mieux » : le lectorat pourra enfin être segmenté à sa propre demande, chaque lecteur-client commandant son journal selon ses propres centres d’intérêt. De l’information « à la carte ». C’est d’ailleurs déjà ce que proposent des services internet comme Google News ou Yahoo ! Mieux ou pire ?, c’est une autre question, pour un autre entretien…

Certains journaux papiers ont déjà anticipé cette prochaine révolution technique, sous la forme d’une transition. C’est le cas du Times of India qui publie Speed [sic], une version destinée aux 14-28 ans et alliant des articles condensés du journal et une présentation calquée sur le modèle formel d’internet : des pages comme des écrans parsemés de boutons, d’images et d’ « informettes » à zapper…

Cette formule n’offre évidemment qu’une réponse de marketing qui va dans le sens de la dégradation générale des contenus. C’est une fuite en avant consommatoire qui amalgame coca et information-light

4) Aux journalistes de bien jouer

Plus intéressante, plus impérieuse et donc autrement prometteuse serait une réponse « par le haut » des milieux de presse. Cela implique une sorte de renaissance journalistique. On se prend à rêver de journaux de… journalistes, à finalité informative et non pas d’abord commerciale et financière.

Dans l’économie actuelle de la presse, où les ventes ne représentent en moyenne que 30 % des recettes – soit le prix du papier –, les annonceurs financent le reste, c’est-à-dire la fabrication et la rédaction. C’est l’annonceur qui paye le journaliste ! Comment cela ne reviendrait-il pas à une prise de pouvoir sur les contenus ? Comment un système économique dominant ne deviendrait-il pas un discours dominant qui, implicitement ou explicitement, sciemment ou inconsciemment, parlerait le langage des marchands et des financiers ? Les prépayés n’ont fait que pousser cette logique à son extrémité. De ce point de vue, leur position est cohérente.

Force du lecteur contre folie des grandeurs

Nous avons, aux Etats-Unis quelques cas de publications sans publicité, mais pas de quotidiens. Pas plus qu’en Europe. En France, Le Canard enchaîné et Charlie Hebdo ont fait le choix délibéré d’une économie sans publicité – d’autres publications vivent plus ou moins sans publicité alors qu’elles en souhaiteraient. Ces deux hebdomadaires montrent qu’un journal peut vivre sans publicité, et sans subsides plus ou moins occultes. Une telle indépendance se conquiert évidemment « à la force du lecteur », c’est-à-dire par un contrat de confiance sans cesse renouvelé. Elle a aussi un prix, celui de la maîtrise des dépenses et spécialement de la « folie des grandeurs » – si belle expression française ! Ce qui ne correspond pas pour autant à un régime sec ; ces deux publications ne semblent pas vivre dans l’austérité. Mais : pas d’immeubles flamboyants, de salaires indécents, d’effectifs pléthoriques, de voitures de fonction, de secrétaires particulières… Et pas non plus d’exigences de fonds de pension : au diable les retraites dorées des veuves du Minnesota ! Le drame est bien là : quand les financiers ont réalisé qu’ils pouvaient faire du profit avec l’information. Je reviens encore aux Etats-Unis à propos des empires de presse comme ceux de Murdoch ou de Time-Warner. Eh bien, quand ils s’imposent de dégager 22 % de marge, et y parviennent, cela signifie qu’ils mettent une pression maximale sur tous les postes, y compris – ou d’abord sur les rédactions ! Cela ne peut pas pousser le contenu vers le haut !

Je ne crois pas que ce système puisse changer par lui-même. C’est en fait impossible, à moins d’une attitude suicidaire ou de l’illumination rédemptrice d’un Rupert Murdoch… Je ne dis pas que la publicité soit le Mal absolu ; elle peut même avoir son utilité réciproque – elle devrait d’ailleurs se limiter à cela : cet échange utilitaire de services entre un marchand et un support plus commode et sélectif que des prospectus dans les boîtes aux lettres. Mais rien qu’un support et non pas ce loup richissime dans la bergerie soudain grisée par l’opulence… L’argent est cependant insidieux, agit comme un agent infectieux… Que faire ? Quel vaccin en viendra à bout ?

A ce sujet, le cas du Monde, en France, me paraît des plus illustratifs. Voilà un journal à l’origine exemplaire, un modèle journalistique – « de référence » comme il aime à se dire… –, nimbé des vertus de son fondateur, de la Résistance, etc. Un journal en somme taillé pour un public bien typé, en gros pour son million de lecteurs, avec lequel il pouvait vivre heureux. Mais sans vouloir à tout prix faire beaucoup d’enfants ! Voilà que ses dirigeants, pris par l’ivresse de la croissance, ont mené « la grande vie », se sont mis à penser groupe, développement, diversification, périmètre industriel, participations croisées, entrée en bourse, locaux prestigieux rentabilité, expansion… que sais-je encore ? Une sorte de vision « à l’américaine » ! Comme si, voyons, un romanée-conti… devait s’adapter au marché de la grande distribution… Je ne sais si c’est une bonne image… Je ne saurais dire si Le Monde a perdu de son bouquet, mais qu’en est-il de son indépendance fondatrice ? Toujours est-il que le journal doit aujourd’hui licencier presque une centaine de journalistes !

80 % de journalistes

Donc, je continue à rêver, dans la lignée des bouleversements techniques qui se profilent à l’horizon 2010 ou 2020… Je vois enfin des journaux réinvestis par des journalistes. Des rédactions qui ne seraient plus greffées à des usines – puisqu’il n’y aurait plus d’usines, ou alors de petites unités décentralisées autour de sortes de photocopieuses intégrées servant les exemplaires papier aux derniers résistants…

Je vois des entreprises de production de l’information où le premier poste de salariés serait les journalistes – mettons 80 % de l’effectif total, et non plus seulement ces 30 % qu’ils représentent aujourd’hui. Des journalistes qui ne seraient plus tenus de produire chacun trois ou quatre articles par jour ! Donc assez nombreux pour entreprendre reportages et enquêtes dignes de ce nom, et non plus ces compilations de dossiers de communication, ces « copié-collé » sur internet, ces faits non contrôlés, ces généralisations ravageuses… Assez nombreux aussi pour traiter, en journalistes, des communes aujourd’hui considérées comme des no man’s land… Bref, le pouvoir rendu aux journalistes, enfin, et les commerciaux, administratifs et gestionnaires à leur juste place.

Je vois encore des centres de presse rassemblant des journalistes multimédias, travaillant l’information de manière croisée, selon les outils et les médias : texte, photo, vidéo, son. Les rédactions travailleront comme les agences d’aujourd’hui, avec un noyau fixe de secrétaires d’édition – gros travail pointilleux d’édition, de vérification de l’info, de la correction linguistique et typographique. Objectif qualité totale. Plus un bataillon de reporters, des « muckrakers » comme on dit en américain pour désigner ces nécessaires fouille-merde, au bon sens du mot, qui traquent et débusquent ce qui doit tout de même bien ressembler à « de la vérité » : anomalies, injustices, et aussi histoires formidables, exemplaires, belles parce que vraies.

Enfin des journaux de journalistes pour des lecteurs dignes de ce nom et considérés comme tels, en adultes attentifs à leur vie et au devenir de l’humanité. Donc des journalistes voués à l’information, comme un pléonasme en marche !

John MacGregor

Reproduction libre et encouragée. Sources : John MacGregor et CINQsurCINQ

Merci à Edith pour ses conseils de traduction.

Révélations sur John MacGregor

Sous peine de mystification, un canular ne vaut que s’il est révélé. Alors allons-y : John MacGregor est le nom de plume que je me suis donné pour les besoins de la cause. Quelle cause ? Celle d’un regard critique sur cette presse que je fréquente de près depuis quatre décennies (…). Celle aussi d’une expression critique attentionnée que j’exprime désormais sur ce site de CINQsurCINQ, et ce dans l’espoir de susciter un débat. Espoir à peu près vain. Peut-être parce que « nul n’est prophète en son pays ». D’où cette idée d’un observateur extérieur, étranger, patenté, gradé, diplômé, autorisé – et même américain. L’occasion aussi, il est vrai, de pousser plus loin, voire plus haut, l’exercice de distanciation par l’emprunt d’un personnage étranger – et d’ailleurs imaginaire. Encore que, des John MacGregor… Google n’en livre pas moins de 412 000 occurrences (en 0,06 seconde !) J’aurais dû me méfier. J’aurais ainsi appris qu’il existe sous ce nom, entre milliers, un artiste canadien renommé et aussi un journaliste australien persécuté par une secte qu’il a dénoncée.

Mais à part le personnage d’emprunt, le reste existe bien : le MIT et le Comparative media studies sont toujours à Cambridge (je m’y suis d’ailleurs bien rendu en 1977 lors d’une enquête aux Etats-Unis). Et, après tout, même si les médias vont mal, l’information a plus que jamais l’avenir devant elle.

Gérard Ponthieu

• Merci à Odile, Jean-François et Bernard pour leurs apports sur l’éthique du canular.

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5 réflexions sur “Bonne nouvelle. Les journaux sont foutus, <span class="pt_splitter pt_splitter-1">vive les journalistes !</span>

  • faber

    Sacré MacGregor. Me souviens parfaitement de ton cri, ton écrit sur le sujet, publié en 2004. L’essor de la blogosphère à l’époque. Le possible. Une décennie plus tard, le propos est malheureusement plus que jamais d’actu. Et cela ne nous rajeunit pas, mon cher John Ponthieu. La présente presse est en soins paliatifs, état stationnaire, figure de papier mâché. Ta réflexion mérite plus que jamais d’être amplement diffusée sur papier, écran ou rouleau de PQ, msis surtout mérite d’être lue, par les journalistes comme par les lecteurs que nous sommes tous.

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  • Sous peine de mystification, un canular ne vaut que s’il est révélé.
    OK, reçu 5/5… faudrait expliquer, expliciter ça aux avatars, anonymes partisans, donc… des “café du commerce” de Venelles-City, centre du Monde, de France, de Provence. Notre lieu commun.
    C’est pour dire aussi, que j’aurai bien aimé continuer dans le journalisme “payé”, sur 10 ans d’avenir.
    Vive les bons journalistes! Vive les bons photographes! Vive la France!

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  • Tout ne s’explique pas, surtout en informatique : je découvre en effet que cet article (datant de 2004) vient de re-paraître, 14 ans plus tard, sans que je me souvienne avoir manœuvré dans ce sens ! Mais bref, laissons ces lignes suivre leur destin… Même si elles se trouvent quand même un peu dépassées sur certains points techniques. Pour le reste, c’est pire encore puisqu’on en est à subir l’assaut de la “post vérité” et des “fausses nouvelles” considérées comme un genre journalistique… (Je viens de revoir “Maigret et l’affaire Saint-Fiacre” – Simenon, 1932 ; Delannoy, 1959 – qui se noue autour d’une fausse nouvelle !)

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    • Je ne comprenais pas comment j’avais pu ne pas remarquer cet article ! 2004 c’est loin.
      Il ressort juste quelques jours après la visite des journalistes de La Provence qui ont honoré Venelles pendant quelques heures ce qui a valu à notre ville deux doubles pages… habituellement c’est la ration de plusieurs semaines.

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  • Réchauffé mais pas refroidi, je trouve, cet article. Je me dis que mes prédictions se sont notamment réalisées, pour ce qui est du “zéro usine à papier – tout dans les journalistes”, avec Médiapart et Arrêt sur images. Tout ça est en pleine évolution, ainsi que le montre encore la faillite annoncée de L’Ebdo (celui de l’ “affaire Hulot”) au bout de trois numéros.

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