Hommagephilosophie

La mort de Marcel Conche, philosophe d’un siècle

Je romps ma retraite de blog. Bien sûr je suis accablé par ce drame sans nom qui se joue désormais en Ukraine. Qu’aurais-je à ajouter au déversement d’informations et de commentaires venant de toutes parts ? Mais ce dont je me dois de parler aujourd’hui, c’est de la perte d’un ami cher que je n’ai pourtant jamais connu, pas autrement que par ses écrits et ses profondes pensées sur la vie, la mort, la condition humaine. Il s’agit du philosophe Marcel Conche, mort ce 27 février, à un mois de son centième anniversaire. Un siècle ou presque de présence ardente dans le champ philosophique, à cultiver l’amour des Grecs anciens, et d’Épicure en particulier, à cheminer « à sauts et à gambades » avec son grand ami Montaigne, et avec eux célébrer les mystères de la beauté du monde, de l’amour, du temps qui passe; sur les croyances, la nature, le hasard, la liberté.

Quant à la mort, qui vient de le rattraper, il ne manquait pas de l’évoquer, en stoïcien, sans la craindre ni l’ignorer. C’est ainsi qu’il en parle longuement dans un entretien – il aimait cette forme d’échanges – qu’il avait accordé à l’écrivain François Carrassan en 2012 et qui avait été publié sur ce blog. En voici de larges extraits – sa totalité se retrouve ici-même : Sur « Le temps qui reste » – Philosopher avec Marcel Conche

Né en 1922, Marcel Conche n’avait « que » 90 ans lors de cet entretien. Une jeune dramaturge venait de lui écrire ; préparant un spectacle intitulé « Nous serons vieux aussi », elle sollicitait l’avis du vieux philosophe sur… le temps qui lui reste à vivre… Elle joignait à sa demande le texte d’une chanson, « Le temps qui reste », signé Jean-Loup Dabadie et qu’interpréta avec pathos Serge Reggiani.

« Le texte [de la chanson] est sur la table du petit bureau où Marcel nous reçoit ce lundi 4 juin 2012. Cela a l’air de l’amuser.  Il se met à le lire tout en le commentant avec la distance critique qui convient et la situation, à ce moment précis, est d’autant plus drôle qu’au-dessus de nous, dans cette pièce hors du temps, une tête d’Épicure veille.

Marcel Conche : « Épicure dont toute la philosophie eut une seule fin : acquérir la santé de l’âme. Ainsi sa Lettre à Ménécée : « Quand on est jeune il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Car personne ne peut soutenir qu’il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme. »

« Or il est clair que le sujet qui parle dans le texte de la chanson ne va pas bien : tout dans son propos exprime le trouble, l’agitation, la fièvre. Sûr qu’il ne veut pas mourir et s’affole ; son pays c’est la vie, dit-il, comme s’il y était chez lui de toute éternité. Et ça part dans tous les sens, du rire aux larmes, assez vulgairement, avec un désir de tout et de son contraire, et révèle pour finir une confusion mentale plutôt inquiétante.

« Marcel rappelle alors que le temps qui reste est une idée indéterminée, inconsistante, sans contenu. Or, il n’est pas possible, ajoute-t-il pour couper court, de spéculer sur l’indéterminé.

« À quoi on peut ajouter que cette indétermination du temps qui reste présente cependant l’avantage paradoxal de rendre l’existence vivable : que deviendrait en effet notre vie si notre état civil mentionnait à la fois la date de notre naissance et celle de notre mort ? On se dirait “encore trois ans ou encore six mois”…Sûr que ce savoir serait le poison parfait pour anéantir tout vouloir vivre. Nous serions morts avant de mourir, ou, pour paraphraser La Fontaine dans la fable Le philosophe scythe, on cesserait de vivre avant que l’on soit mort.

« Car la perspective de mourir est nécessairement relativisée par l’ignorance du jour et de l’heure qui permet ainsi aux mortels de s’embarquer pour l’incertain, parfois au risque de leur vie (cf. Pascal : « Quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison », Pensées fr.234 Br.)
[…] « Un instant plus tard, Marcel nous redit :  “Je ne crains pas la mort”, une parole fidèle à Épicure qui voulait délivrer les mortels de la crainte de la mort pour les laisser mieux apprécier les joies que leur offre la vie éphémère. Car cette mort, celui des maux qui fait le plus frémir, insistait-il, n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus.
[…] « Je note, relativement au temps qui reste, qu’il ne reste jamais que le présent. Je cite alors Marc-Aurèle disant qu’on perd autant, que l’on soit très âgé ou que l’on meure de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c’est la seule qu’on possède, et que l’on ne perd pas ce que l’on n’a pas. Ce qui reviendrait à soutenir qu’il n’y a pas de différence entre mourir à 20 ans et à 80 ans. Marcel n’est pas d’accord, soulignant qu’à 20 ans on peut davantage attendre de l’avenir. Une objection conforme à Épicure qui pensait que l’avenir n’est ni entièrement en notre pouvoir ni tout à fait hors de nos prises. Mais on voit bien soudain à quel point, sur la pensée du présent, épicurisme et stoïcisme se séparent.
« Marcel ajoute toutefois que ne pas craindre la mort ne l’empêche pas de s’inquiéter du « mourir », de la forme qu’il prendra, et d’évoquer les souffrances qu’endura Montaigne, mort étouffé par un phlegmon. Mais il n’est cependant pas candidat au suicide, même s’il ne le condamne pas. Il l’a peut-être envisagé quand, sa retraite prise à Treffort, il acheta, nous dit-il, un revolver : pour y penser de plus près ?
[…] « Quant à la mort en soi, précise-t-il à la fin de Métaphysique (PUF, 2012), je crois qu’elle équivaut à une fin de vie et qu’il n’y a rien à espérer ou à attendre après. Mais si je crois qu’il n’y a rien, je ne le sais pas. Je suis sceptique à l’intention d’autrui, pour le laisser libre de croire qu’il y a une vie après la mort.
[…] « Une fin de vie, comme on le lit dans Montaigne : la mort est le bout et non le but. Sur ce point, Marcel, dans Le silence d’Emilie (Les cahiers de l’égaré, 2010), a clairement prévenu : j’entends que ma vie terrestre se referme sur elle-même, la mort ne signifiant rien d’autre que l’achèvement de la vie, et n’ouvrant sur aucun mystère sinon le mystère de la nuit – où il n’y a rien à voir. Un détachement jadis exprimé par Épicure qui ne considérait pas la non-existence comme un mal.

« Marcel revient alors sur le titre du spectacle envisagé : Nous serons vieux aussi. Mais qu’en sait-elle, demande-t-il ? Il ajoute que bien des soldats partis à la guerre de 14 auraient probablement voulu vieillir…
« Vieillir, dit-il, j’invente la vie au fur et à mesure. J’ai mon présent. J’avance comme si j’avais 50 ans à vivre. L’idée du temps qui resterait à vivre est une idée triste, dépressive, qui annihile le présent. Le jour de ma mort n’est arrêté nulle part… »

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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

2 réflexions sur “La mort de Marcel Conche, philosophe d’un siècle

  • 100 ans et, environ, 85 ans de philosophie, l’aptitude se révèle souvent à l’adolescence !
    De belles pensées dans ce texte.
    Je suis bien d’accord sur l’inexistence d’arrières mondes et autres réincarnations. Une seule chose est certaine, nous retournerons tous aux étoiles, mais il faudra pour cela plusieurs milliards d’années.

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