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Anna Politkovskaïa : « Ce qui a provoqué ma révolte féroce contre Poutine »

Anna Politkovskaïa, la journaliste russe de Novaïa Gazeta, reporter d’investigation et auteure, a été assassinée en 2006. En 2004, elle avait écrit un livre intitulé La Russie de Poutine. Il avait aussitôt été publié en anglais et assez rapidement traduit dans la plupart des langues européennes, notamment en français en 2005. Anna Politkovskaïa y brosse un portrait acerbe de Vladimir Poutine. C’était un avertissement au monde entier, mais il n’a pas été entendu. On n’a pas voulu l’entendre. Deux ans plus tard, le 7 octobre 2006, jour de l’anniversaire de Poutine, elle était assassinée.
Novaïa Gazeta, journal de Dmitri Mouratov, Prix Nobel de la paix en 2021, a dû arrêter sa parution le 28 mars, alors qu’une nouvelle chape de plomb s’abattait sur les derniers médias indépendants russes, du fait de la guerre menée par Moscou en Ukraine. Depuis, une partie de cette rédaction a pris le chemin de l’exil et tente de continuer à faire vivre le journal sous le titre Novaïa Gazeta Europe. Il y a quelques jours, son rédacteur en chef, Kirill Martynov, a lancé un appel à la presse européenne. « Nous ne pouvons plus publier de journal dans notre pays. Nous vous demandons de nous aider à publier et à diffuser à travers l’Europe quelques-uns de nos articles. » Ces extraits du livre de la journaliste assassinée en disent long sur l'ancien "tchékiste" par qui le monde vient de nouveau d'être ébranlé.

 

« Parce qu’il n’aime pas les êtres humains »
Par Anna Politkovskaïa
Longtemps je me suis demandé ce qui a provoqué ma révolte féroce contre Poutine. Pourquoi l’ai-je pris en grippe au point d’écrire un livre. Pourtant je ne suis pas son opposant ni son adversaire politique, je suis tout simplement une citoyenne vivant en Russie.
Je ne suis qu’une Moscovite de 45 ans, c’est-à-dire que j’ai connu l’Union soviétique à l’époque du point culminant de sa décadence communiste des années 1970-1980 et je n’ai pas du tout envie de me retrouver de nouveau à cette période…
   Je mets un point final à mon livre ce 6 mai 2004, précisément ce 6 mai. Demain tout sera fini. Les élections du 14 mars n’ont pas donné lieu au miracle de la contestation de leur résultat ; l’opposition a tout accepté et s’est soumise. C’est pourquoi demain est le jour de la cérémonie d’investiture de Poutine II, élu président par une folle majorité de voix de ses concitoyens – plus de 70 % ; et même si on soustrait 20 % de voix ajoutées par les fraudes, il y en a tout à fait assez pour la présidence en Russie.
   Il ne reste que quelques heures, le 7 mai 2004 va arriver, et Poutine, ce lieutenant colonel-type du KGB soviétique, aux vues étroites provinciales, typiques d’un lieutenant-colonel, à l’aspect quelconque d’un lieutenant-colonel n’ayant même pas pu s’élever au grade de colonel, au comportement d’un officier des services secrets soviétiques habitué à épier ses propres camarades, rancunier (aucun opposant politique, aucun parti ne marchant pas au pas avec Poutine n’ayant été invité à la cérémonie d’investiture), ce petit personnage tel un Akaki Akakievitch, du Manteau de Gogol, [ce personnage insignifiant] va monter… sur le grand trône de Russie. Brejnev ne nous arrangeait pas. Andropov nous a paru sanguinaire quoique avec un badigeon de démocratie. Tchernenko était bête. Gorbatchev ne plaisait pas. Eltsine nous obligeait de temps en temps à nous signer par peur des conséquences de ses décisions… Et voici le résultat. Demain, 7 mai, ce garde du corps du vingt-cinquième échelon dont la place est dans le cordon qui retient les foules quand passe le cortège des grands de ce monde, cet Akaki Akakievitch Poutine foulera les tapis rouges des salles du trône du Kremlin. Comme s’il en était vraiment le maître. On verra scintiller tout autour les ors royaux, les valets souriront servilement, les compagnons, tous des petits gradés du KGB ayant reçu leurs postes importants sous Poutine, les compagnons se mettront au garde à vous…
(…)
   La revanche soviétique est devenue évidente avec la venue et la prise de pouvoir de Poutine. Avouons que c’est arrivé non seulement à cause de notre négligence et de l’apathie causée par la fatigue de nos éternelles révolutions. C’est arrivé sous les cris de bienvenue de l’Occident. Premièrement de Silvio Berlusconi [président du Conseil italien], le quasi-amoureux de Poutine et son principal avocat en Europe. Mais aussi de Tony Blair [le premier ministre britannique], Gerhard Schröder [le chancelier allemand], Jacques Chirac [le chef de l’État français], sans oublier le fils Bush [le président des Etats-Unis]. Aucun obstacle ne se dressait devant l’entrée de notre tchékiste [surnom toujours donné aux agents de la police politique ; anciennement Tchéka de 1917 à 1922] au Kremlin. Ni l’Occident. Ni une opposition importante à l’intérieur du pays.
(…)
   Petite digression : pour ne plus parler de Poutine mais de nous autres, le public russe. Les pro-Poutine, les gens qui le poussent en avant, qui ont intérêt à le voir monter pour la seconde fois sur le trône, les gens qui constituent aujourd’hui l’administration du président qui dirige de facto le pays et non pas le gouvernement (simple exécutant de la volonté du président), ni le Parlement (qui produit les lois voulues par le président), ces gens suivent avec beaucoup d’attention la réaction du public. C’est faux de penser qu’ils s’en fichent.
   Et de constater : les responsables de tout ce qui se passe, c’est nous. Nous d’abord. Pas Poutine. Notre attitude vis-à-vis de Poutine, qui se moque cyniquement de la Russie, notre attitude, qui se limite à des « bavardages de cuisine », a permis à Poutine de transformer sans entrave le pays durant les quatre dernières années. L’apathie dont fait preuve la société est incommensurable. Et elle est une indulgence pour Poutine pour les quatre années à venir. Nous avons réagi à ses actions et à ses discours non seulement avec mollesse, mais avec peur. Et cette peur qui est la nôtre, nous l’avons montrée aux tchékistes, enracinés dans le pouvoir. Et cela n’a fait que renforcer leur désir de nous traiter comme du bétail.
Avec son très proche ministre de la Défense, Sergueï Choïgou [dr]
   Le KGB ne respecte que les forts, il dévore les faibles. N’est-ce pas à nous de le savoir ? Et pourtant, pour la plupart, nous nous sommes montrés faibles et avons été écrasés. Pour le tchékiste soviétique, notre peur, c’est du miel. Il n’y a pas de meilleur cadeau pour lui que de voir trembler les foules, qu’il doit soumettre à sa volonté. (…) Poutine a plus d’une fois montré en public qu’il ne comprend pas en principe ce qu’est une discussion. Surtout une discussion politique. Selon Poutine, un subordonné ne doit pas discuter avec son supérieur. Un subordonné qui se le permet est un ennemi.
   Poutine se comporte de cette manière non pas délibérément, non pas parce qu’il est un tyran ou un despote né. Il a été élevé de cette façon. C’est ce qu’on lui a appris au KGB et il considère ce système comme idéal, ce qu’il a déclaré publiquement plus d’une fois. C’est pourquoi dès qu’on n’est pas d’accord avec lui, Poutine exige catégoriquement d’« arrêter l’hystérie ». C’est ce qui explique son refus des débats préélectoraux ; ce n’est pas son élément, il n’en est pas capable, il ne sait pas mener un dialogue. Il est exclusivement un « monologueur ». Selon le modèle militaire, tant qu’on est un inférieur on est obligé de se taire, mais une fois devenu un supérieur, on peut se contenter de monologuer et tous les « subordonnés » sont obligés de faire semblant d’être d’accord. Une sorte de bizutage idéologique, qui se transforme parfois, comme cela s’est produit avec Khodorkovski [l’ancien fondateur et PDG de la compagnie pétrolière Ioukos a été emprisonné dix ans à partir de 2003], en extermination physique ou en évincement).
(…)
Le "virilisme" du petit homme de Gogol [dr]
    Pourquoi ai-je pris Poutine en grippe ? Parce que les années passent. Cet été, cela fera cinq ans que dure la deuxième guerre tchétchène qui a commencé pour que Poutine devienne président la première fois. Et on n’en voit pas la fin. (…) AUCUN des meurtres d’enfants qui ont eu lieu lors des bombardements et des épurations depuis 1999 n’a été résolu, les meurtriers n’ont pas pris la place sur le banc des accusés. Poutine n’a jamais exigé d’enquête bien qu’on dise de lui qu’il adore les enfants (…) Pourquoi ai-je pris Poutine en grippe ? Pour tout cela. Pour sa nature criminelle. Pour son cynisme. Son racisme. Pour la guerre éternelle. Pour le mensonge. Pour le gaz répandu dans la salle du Théâtre Doubrovka [en octobre 2002, la prise d’otages à Moscou par un commando islamiste tchétchène s’achève avec l’emploi d’un gaz mortel par les forces russes] qui a tué tant de monde [130 personnes]. Pour tous les innocents tués au long de tout son premier mandat. Des morts dont on aurait très bien pu se passer. (…)
   Après avoir reçu par hasard un pouvoir énorme, Poutine en a disposé avec des conséquences catastrophiques pour la Russie. Je ne l’aime pas parce qu’il n’aime pas les êtres humains. Il ne nous supporte pas. Il nous méprise. Il nous considère comme un simple moyen pour lui, et rien de plus. Le moyen d’atteindre ses objectifs personnels de pouvoir. C’est pourquoi il peut faire de nous tout ce qu’il veut, jouer à sa guise. Nous exterminer selon son caprice. Nous ne sommes rien. Et lui, bien qu’étant accidentellement monté si haut, il est maintenant notre tsar et notre dieu ; nous devons l’adorer et le craindre.
   En Russie, il y a déjà eu des dirigeants avec une vision du monde semblable. Ce qui a conduit à des situations tragiques. À des bains de sang. Aux guerres civiles. Je ne veux rien de tout cela. C’est pour cette raison que j’ai pris en grippe ce tchékiste soviétique typique qui s’avance en foulant les tapis rouges du Kremlin vers le trône de la Russie. (…)
   Il m’est impossible d’accepter que l’hiver politique s’attarde de nouveau en Russie pour plusieurs décennies. Je voudrais vivre encore un peu. Je désire vivement que nos enfants soient libres. Et que naissent nos petits-enfants libres eux aussi. Par conséquent, je désire vivement que le dégel arrive au plus vite. Mais nous seuls, et personne d’autre, pouvons faire monter la température de l’hiver russe au-dessus de zéro. Attendre que le dégel vienne du Kremlin, comme cela s’est produit sous Gorbatchev, est aujourd’hui stupide et irréaliste.
Traduction : Elisabeth Mouravieff  (Titres et légendes de gp)
Commentaires de Valerie Stecova
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5 réflexions sur “Anna Politkovskaïa : « Ce qui a provoqué ma révolte féroce contre Poutine »

  • « il n’aime pas les êtres humains »
    Et il n’est pas le seul diri­geant à pré­sen­ter cette attitude !
    Des enne­mis de l’humanité, voire du vivant, la liste est longue…
    Je par­tage, espé­rant que nos com­pa­triotes, adeptes des influen­ceurs et influen­ceuses du web, sachent encore lire et sur­tout com­prendre un texte !
    (j’ai dû me lever du mau­vais pied : j’ai l’optimisme en berne ce matin !)

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    • Tout ça ‚c’est à cause des « amères loques » ‚les pour­voyeurs de « guerres » (faut bien les vendre les armes César à l’Arabie pour bom­bar­der les civils,le monde s’en fout !)et, les « géo-stra­tèges poli­ti­cards » ‚Dans ce monde de « Bisounours » pour gamins gad­gé­ti­sés ‚d’autres pays fabriquent et, vendent,t aus­si des « armes aux poten­tielles mor­telles  » pour faire plus de ravages et, les médias « pro-gou­ver­ne­men­taux  » n’en mènent pas large !Ils sont loin d’être aus­si « objec­tifs » qu’ils veulent bien le faire croire ! On aurait pas bafoué les « accords » de Minsk ‚on aurait pas lais­ser le Donbass entrer en guerre avec le reste de l’Ukraine !On aurait négo­cier pour que l’Ukraine n’adhère à l” eau ‑tan et, il y aurait jamais de « guerres » ‚ni de « crises ali­men­taires » et, éner­gé­tiques !On se fout de nous ‚on nous mani­pule le « bour­ri­chon » et, c’est haut pla­cé aux gou­ver­ne­ments ‚ser­vices et, tout pour entrer de « plein fouet » dans le « nou­veau monde » pen­sé et, déve­lop­pé par des « bureau­crates » !Vous croyez tout savoir ?!_​£

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  • Françoise ALABE

    MERCI pour ce texte superbe et pré­mo­ni­toire, gogo­lien en effet !
    La sur­di­té volon­taire, déli­bé­rée, com­plai­sante de diri­geants occi­den­taux, sans doute satis­faits, peut-être ras­su­rés de voir adve­nir cette “mise au pas pro­fes­sion­nelle” de la Russie (et, par contre­coup, de la “CEI”) … en effet, ça fait froid dans le dos.
    Quant à l’a­veu­gle­ment des citoyen.ne.s, il a pu y entrer une dose d’in­cré­du­li­té (non, c’est pas pos­sible, il ne ferait pas ça, “on” ne le lais­se­rait pas faire), un réflexe de confort (et s’il ose, et si “on” le laisse faire, ne devrais-je pas réagir ?) et d’im­puis­sance (com­ment pour­rais-je réagir tout.e seul.e ? à quoi bon ?)

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  • J’admire le cou­rage d’Anna P. mais conti­nue à m’in­ter­ro­ger sur le degré d’in­cons­cience qu’il faut avoir pour être ain­si lan­ceur d’a­lerte sui­ci­daire. Cassandre avait mon­tré qu’il fal­lait s’ar­rê­ter à temps avant que l’é­cra­sante majo­ri­té des aler­tés passent de la sur­di­té à l’hos­ti­li­té meur­trière (cas­ser le ther­mo­mètre pour croire faire tom­ber la fièvre).
    C’est pour­quoi je déplore son emploi du « nous » comme cores­pon­sables du désastre tota­li­taire : la majo­ri­té silen­cieuse a cau­tion­né Poutine (ou un autre dic­ta­teur) par pas­si­vi­té, las­si­tude ou aveu­gle­ment, pas elle (comme hier Soljenytsine ou Reich, fuyant à temps pour sau­ver leurs peaux). Rarissimes sont ceux qui, comme le Chinois de la place Tien-en-men, ont la chance de ne pas être écra­sés par les tanks qu’ils ont pu – pro­vi­soi­re­ment – stop­per. La résis­tance se fait dans l’ombre, et il faut accep­ter les inévi­tables dégâts col­la­té­raux, sinon ce n’é­tait pas une dictature.

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  • Ils y ont déjà pen­sé aux « nou­veaux mondes » à par­tir d’un « nou­vel ordre mon­dial » !Ils mani­pulent le « bour­ri­chon » à par­tir des « fameux por­tables gad­gé­ti­sés  » cer­taines per­sonnes ‚cer­tains pro­fils types!Ils savent faire …JAMAIS vu autant de révo­lu­tions arabes dans le sable ..MÊME les pré­ten­dus ter­ro­ristes sont comme des « che­vaux de troyens » et, ils ne savent pas qu’ils sont « tra­cés » et, mani­pu­lés !De même ‚je suis pas « naïf » au point de croire que Poutine n’a­vait pas pro­fi­té d’at­ten­tats sur son sol pour légi­ti­mer la guerre tchét­chène et, L” IRAK ?C’était la « même chose » avec les « armes de des­truc­tions mas­sives » jamais retrou­vées …Vous croyez tout savoir?_

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