Disparaître en Irak ou en Côte d’ivoire : une solidarité à deux vitesses
J’ai évoqué récemment ici le cas de Guy-André Kieffer, ce journaliste disparu le16 avril 2004 à Abidjan, dont on parle peu – c’est un euphémisme – dans les médias. J’y reviens à propos d’un article dans Le Monde du 17 février, dans lequel Aline Richard, présidente de l’association Vérité pour Guy-André Kieffer, pose la fort dérangeante question du « deux poids-deux mesures ». Le gouvernement se trouve interpellé, mais aussi la « classe médiatique » qui a fait bien peu de cas d’un « journaliste indépendant ».
Trop sobrement titré « Perdus de vue », l’article s’est trouvé dilué dans la page Horizons du Monde dont la rédaction, à ma connaissance, n’a guère « embrayé » sur le sujet. Aline Richard est pourtant convaincante dans son plaidoyer en faveur de tous les cas récents de disparitions de journalistes. Elle cite évidemment Florence Aubenas, Hussein Hanoun, le guide interprète de Florence, ainsi que Fred Nérac, cameraman disparu lui aussi en Irak, il y a presque deux ans.
Et de poursuivre : « Florence, Guy-André : deux professionnels expérimentés victimes d'«accidents du travail». Guy-André Kieffer, spécialiste des matières premières, du cacao et de la Côte d'Ivoire, travaillait en indépendant sur plusieurs dossiers sensibles quand il a été enlevé : malversations concernant la filière économique du cacao, détournements de fonds mettant en cause des proches et des membres du clan du président ivoirien, Laurent Gbagbo, etc. Florence Aubenas, quant à elle, couvrait pour Libération la campagne électorale irakienne.
« Si les deux situations se ressemblent, alors pourquoi une telle différence de traitement? Les autorités françaises se sont mobilisées sans réserve pour Florence Aubenas. C'est normal, légitime, attendu. Il aurait dû en être de même pour Guy-André Kieffer. Or que s'est-il passé ? Aux premiers jours de sa disparition en Côte d'Ivoire, nous, confrères et amis de Guy-André, avons sollicité les traditionnelles «sources bien informées» au sommet du pouvoir. «Affaire crapuleuse», nous a-t-on alors répondu. Sans aucun élément tangible pour étayer cette «information», elle n'en a pas moins été largement diffusée, en mode off, par le Quai d'Orsay. L'enquête du juge Ramaël, qui a pointé la responsabilité de proches du président Gbagbo dans cette disparition, lui a par la suite apporté un cinglant démenti.
« Depuis lors, les autorités françaises n'ont pas «tout mis en oeuvre pour connaître la vérité sur la disparition de Guy-André Kieffer», comme nous l'avait promis le président Chirac. Bien au contraire. Témoin la mauvaise volonté de la chancellerie face à cette simple demande du juge Ramaël : se rendre à Abidjan pour un complément d'enquête. Il aura fallu de multiples pressions pour que l'autorisation soit enfin donnée, le 8 février.
« Deux poids, deux mesures. Et, pour d'autres raisons, une même inégalité s'est fait jour dans le traitement médiatique des deux affaires. Comme amis de Guy-André et comme journalistes, nous le vivons mal. Mettez-vous à notre place. Devant les grandes affiches de Florence Aubenas et d'Hussein Hanoun placardées dans le métro parisien, nous sommes membres de cette union sacrée pour les sauver, qui rassemble de si prestigieux journalistes, politiques, artistes et chefs d'entreprise. Puis le malaise nous gagne. Pourquoi, au lieu de la publicité qui recouvre l'affiche d'à côté, n'y a-t-il pas le portrait de Guy-André ? Y aurait-il deux catégories de pays où disparaître, les «bons» et les «mauvais»? »
Aline Richard émet alors des hypothèses, ou plutôt des déductions dérangeantes :
« Dans ces derniers, la France participe activement au jeu politique local, a des intérêts à défendre et ne veut pas de vagues. Pas de sortie de crise, pas de futur en Côte d'Ivoire sans Laurent Gbagbo, qu'il faut donc préserver, estiment nos édiles, ou du moins une bonne partie d'entre eux. Le président ivoirien a des amis sûrs à Paris, à droite, à gauche, dans les loges et les cabinets. Ces soutiens ne faiblissent pas, malgré la corruption du régime, les escadrons de la mort, les multiples exactions dénoncées par l'ONU et, avant cela, par des journalistes comme Guy-André Kieffer. Cela fait aujourd'hui un peu plus de trois cents jours que « GAK » a disparu. Nous voudrions que l'on ne l'oublie pas. »