Poussée d’intolérance au Maroc. ”Much Loved” interdit, comédienne agressée
Much Loved, du cinéaste marocain Nabil Ayouch, est un film remarquable dont j’aurais dû parler ici depuis que je l’ai vu il y a deux mois et qui, heureusement, est toujours à l’affiche dans les bonnes salles. Je me décide aujourd’hui pour une raison plus que cinématographique : le film est interdit au Maroc, ce qui n’est pas surprenant, mais, surtout, l’actrice qui tient le rôle principal, Loubna Abidar – superbe –, a été violemment agressée le 5 novembre. Elle raconte cela dans une tribune adressée au Monde [12/11/15 ], expliquant aussi pourquoi elle se voit contrainte de quitter son pays.
[dropcap]Une[/dropcap] fois de plus, c’est la place des femmes dans la société qui se trouve au centre d’une actualité permanente et à peu près générale dans le monde, même si, bien sûr, les situations sont variables, et donc leur degré de gravité. N’empêche, cela vaut dans nos sociétés dites évoluées. Que l’on songe aux différences de salaires entre hommes et femmes, à fonctions égales ; qu’il s’agisse de l’attribution des postes de responsabilité, du harcèlement sexuel, du machisme « ordinaire ». On n’entrera même pas ici sur le lamentable débat autour des notions de genre.Much Loved qui, comme son titre ne l’indique pas, est un film sur la condition féminine dans un des pays arabes les plus rétrogrades sur la question – et sur tant d’autres, hélas – tandis que cette royauté d’un autre âge voudrait se draper dans une prétendue modernité.
Dans son texte, la comédienne donne à voir le propos du film, en même temps qu'elle exprime une détresse personnelle, une implacable dénonciation d’un régime d’oppression et l’intolérance d’une société.
« Dans ce film, j’ai mis toute mon âme et toute ma force de travail, portée par Nabil Ayouch et mes partenaires de jeu. Le film a été sélectionné à Cannes. J’y étais, c’était magique. Mais dès le lendemain de sa présentation, un mouvement de haine a démarré au Maroc. Un ministre qui n’avait pas vu le film a décidé de l’interdire avant même que la production ne demande l’autorisation de le diffuser. Much Loved dérangeait, parce qu’il parlait de la prostitution, officiellement interdite au Maroc, parce qu’il donnait la parole à ces femmes qui ne l’ont jamais. Les autorités ont déclaré que le film donnait une image dégradante de la femme marocaine, alors que ses héroïnes débordent de vie, de combativité, d’amitié l’une pour l’autre, de rage d’exister.
« Et une campagne de détestation s’est répandue sur les réseaux sociaux et dans la population. Personne n’avait encore vu le film au Maroc, et il était déjà devenu le sujet numéro un de toutes les discussions. La violence augmentait de jour en jour, à l’encontre de Nabil « le juif » (sa mère est une juive tunisienne) et à mon encontre. Je dérangeais à mon tour, parce que j’avais le premier rôle, parce que j’en étais fière, et parce que je prenais position ouvertement contre l’hypocrisie par des déclarations nombreuses.
Cachée sous une burqa
« Des messages de soutien et d’amour, j’en ai reçu des dizaines. Dans les pays d’Europe où le film est sorti et a connu un bel accueil (j’ai notamment obtenu le Prix de la meilleure actrice dans les deux festivals majeurs de films francophones, Angoulême en France et Namur en Belgique). Mais surtout, et c’était le plus important pour moi, au Maroc. Par des gens éclairés car ils sont nombreux. Et aussi par des prostituées qui ont enfin osé parler à visage découvert pour dire qu’elles se reconnaissaient dans le film.
« Mais rien n’a calmé la haine contre moi. Sur Facebook et Twitter, mon nom est associé à celui de « sale pute » des milliers de fois par jour. Quand une fille se comporte mal, on lui dit « tu finiras comme Abidar ». Tous les jours, je lis que je suis la honte des femmes marocaines. Chaque semaine, je reçois des menaces de mort. J’ai encore des amis et des proches pour me soutenir, mais beaucoup se sont détournés de moi. Pendant des semaines, je ne suis pas sortie de chez moi, ou alors uniquement pour des courses rapides, cachée sous une burqa (quel paradoxe, me sentir protégée grâce à une burqa…).
« Ces derniers jours, le temps passant, la tension me semblait retombée. Alors jeudi 5 novembre, le soir, je suis allée à Casablanca à visage découvert. J’y ai été agressée par trois jeunes hommes. J’étais dans la rue, ils étaient dans leur voiture, ils m’ont vue et reconnue, ils étaient saouls, ils m’ont fait monter dans leur véhicule, ils ont roulé pendant de très longues minutes et pendant ce temps ils m’ont frappée sur le corps et au visage tout en m’insultant. J’ai eu de la chance, ce n’était « que » des jeunes enivrés qui voulaient s’amuser… D’autres auraient pu me tuer. La nuit a été terrible. Les médecins à qui je me suis adressée pour les secours et les policiers au commissariat se sont ri de moi, sous mes yeux. Je me suis sentie incroyablement seule… Un chirurgien esthétique a quand même accepté de sauver mon visage. Ma hantise était justement d’avoir été défigurée, de garder les traces de cette agression sur mon visage, de ne plus pouvoir faire mon métier…
« Nabil Ayouch était là tout le temps pour me soutenir. J’ai fait des déclarations de colère que je regrette. Je ne savais plus où j’étais. Alors j’ai décidé de quitter le Maroc. C’est mon pays, je l’aime, j’y ai ma vie et ma fille, j’ai foi en ses forces vives, mais je ne veux plus vivre dans la peur. On s’attaque à moi pour un rôle que j’ai joué dans un film que les gens n’ont même pas vu. Une campagne de dénigrement légitimée par une interdiction de diffusion du film, alimentée par les conservateurs, nourrie par les réseaux sociaux si présents aujourd’hui… et qui continue de tourner en rond et dans la violence. Au fond, on m’insulte parce que je suis une femme libre. Et il y a une partie de la population, au Maroc, que les femmes libres dérangent, que les homosexuels dérangent, que les désirs de changement dérangent. Ce sont eux que je veux dénoncer aujourd’hui, et pas seulement les trois jeunes qui m’ont agressée… »
Loubna Abidar
La bande-annonce de Much Loved.
PS. Des copies du film ont été mises en circulation au Maroc, dans lesquelles des scènes pornographiques ont été ajoutées pour en dénoncer l'immoralité !
Merci Monsieur Ponthieu pour ce beau et si nécessaire article… Merci de donner la parole à cette belle et courageuse actrice dont j’avais beaucoup apprécié le talent… il y a déjà deux mois dites-vous…
Oui, film à voir absolument ; et encore plus aujourd’hui ! Sans rapport direct avec le film, il faut rappeler que le Maroc est aussi le pays de Ben Barka, dont l’assassinat en 65 n’a jamais été élucidé ! Il y a cinquante ans !
Le Maroc, ou plutôt son régime narco-autocratique qui alimente une bonne partie des fermentations dangereuses de nos banlieues, française comme européennes.
Cela dit, balayons devant notre porte : certes, la ségrégation misogyne fait que perdure le scandale des rémunérations inférieures des femmes (et aussi que nos soldates soient interdites de combat, alors que leurs homologues kurdes ne le sont pas). Mais que penser de ce retard chronique de la France sur le reste du monde civilisé, qui a fait que ses femmes n’ont eu le droit de vote (que je tiens par ailleurs pour illusoire) qu’en 1945, bien après le reste de l’Europe, dont l’Albanie, et après l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Turquie ? Que penser, plus généralement, d’une France hypocrite ou schizophrène, c’est selon, qui se targue d’être patrie des droits de l’homme (et non pas de l’être humain, le lapsus est révélateur), alors qu’ils sont constamment bafoués pour bien de ses citoyens peu ou pas nantis ? Je suis Loubna (à qui, d’ailleurs, un commentateur sur un autre site faisait remarquer, concernant ses agresseurs, qu’on avait les mêmes en rayon, ici).
Sur le droit de vote si tardif des Françaises, une des explications relève de la laïcité radicale (et même rad-soc) selon laquelle la majorité estimée des femmes se trouvaient sous l’emprise des curés et de la calotte en général, donc de la droite. De Gaulle ne s’y était pas trompé…