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Pierre Jourde : « Aux musulmans, et en particulier aux élèves et parents d’élèves qui désapprouvent les caricatures de Mahomet »

Par Pierre Jourde

Temps de lecture ± 8 mn

Cette « chronique libre » est parue dans L’Obs. (Je ne lis pas que Le Figaro, Valeurs actuelles ou Le Point…) Son auteur, Pierre Jourde, écrivain, professeur d’université et critique littéraire, prend soin d’ajouter à la fin de son article : « Je tiens à préciser que cette chronique est libre, non rémunérée, qu’elle reflète mes opinions et non celles du site qui m’héberge. » De mon côté, je tiens à préciser que ces opinions de l’auteur reflètent bien les miennes, sur « C’est pour dire » qui se réjouit de les publier.

Chers concitoyens musulmans,

Ne nous voilons pas la face : il y a un problème. Tant de morts, tant de souffrances pour de simples caricatures. Comment en est-on arrivés là ?

A la fin du Moyen-Âge, tous les pays chrétiens et musulmans vivaient sous le même régime d’intolérance. Un simple soupçon de blasphème ou d’impiété pouvait vous mener à l’échafaud. Les gens des autres religions ne disposaient pas des mêmes droits et étaient à peine tolérés. On peut même dire que les pays musulmans, l’empire ottoman en particulier, étaient un peu plus tolérants envers les juifs et les chrétiens que les pays chrétiens ne l’étaient envers les juifs et les musulmans.
Et puis, en Europe, il s’est passé deux phénomènes, étroitement liés, qui ont fait la société où nous vivons aujourd’hui, la France, et plus généralement les pays occidentaux : la naissance de l’esprit scientifique et la philosophie des lumières. Cela a mis quatre siècles pour aboutir, du XVIe siècle au début du XXe siècle, le travail a été long, douloureux et sanglant. Au bout de ce travail, il y a, entre autres, le droit au blasphème.

L’esprit scientifique a cherché à expliquer rationnellement le monde, par l’observation et la logique, sans s’en tenir aux vérités religieuses. Il a d’abord fallu faire admettre aux autorités chrétiennes que la terre tournait sur elle-même et autour du soleil. Galilée a été obligé par l’Eglise de renoncer à ses découvertes. Au XIXe siècle encore, les découvertes de Darwin étaient refusées au nom de la Bible. Mais l’esprit scientifique a fini par s’imposer. Grâce à lui, on en sait plus aujourd’hui sur l’univers, l’homme et la nature. Mais il a aussi permis l’essor technique : si vous avez un téléphone portable, la télévision, une voiture, la lumière électrique, si vous prenez l’avion, le train, si vous pouvez vous faire vacciner, passer une radio, c’est grâce au développement de l’esprit scientifique tel qu’il s’est développé en Europe, et qui a dû lutter des siècles contre la religion et ses soi-disant vérités révélées.

L’esprit des lumières s’est opposé aux persécutions religieuses, au fanatisme religieux, à la superstition. Voltaire a lutté pour faire réhabiliter Calas, condamné à l’atroce supplice de la roue, parce qu’il était protestant et qu’on le soupçonnait d’avoir tué son fils parce qu’il voulait se convertir au catholicisme. Voltaire a lutté pour faire réhabiliter le Chevalier de la Barre. Ce garçon de vingt ans est torturé et décapité pour blasphème. On lui cloue sur le corps un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire et on le brûle.

La Révolution française, puis les lois de la laïcité, qui s’imposent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, vont dans le même sens : empêcher la religion catholique, qui est pourtant celle de l’immense majorité des Français, d’imposer sa vérité, son pouvoir, de torturer et de tuer pour impiété ou pour blasphème, et faire en sorte que toutes les religions aient les mêmes droits, sans rien imposer dans l’espace public. Car c’est cela, la laïcité.

Mais le catholicisme n’a pas abandonné si facilement la partie, même après avoir perdu le pouvoir, il voulait encore régner sur les esprits, censurer la libre expression, imposer des visions rétrogrades de l’homme et, surtout, de la femme. En 1880, puis encore en 1902, il a fallu expulser de France tous les ordres religieux catholiques qui refusaient de se plier aux lois de la république. Pas quelques imams : des milliers de moines et de religieuses. Ça ne s’est pas passé sans résistance et sans violences.

La critique, la satire, la moquerie, le blasphème ont été les moyens utilisés pour libérer la France de l’emprise religieuse. Tant que la religion était religion d’état, ceux qui le faisaient risquaient leur vie. Puis l’Eglise catholique a fini par accepter d’être moquée et caricaturée. Elle a accepté les lois de la démocratie. Les caricatures et les blasphèmes étaient infiniment plus durs et plus violents que les caricatures assez sages de Mahomet, chez les ancêtres de Charlie Hebdo, qui s’appelaient par exemple L’Assiette au beurre, et plus récemment, il y a une cinquantaine d’années, Hara-Kiri, et de nos jours dans Charlie Hebdo, beaucoup plus durs avec le Christ qu’avec Mahomet. Imaginez qu’un artiste comme Félicien Rops représentait le Christ nu, en croix, en érection, avec un visage de démon ! Et Hara-Kiri la sainte vierge heureuse d’avoir avorté ! Personne ne les a assassinés. Au contraire, en 2015, une revue catholique a publié des caricatures du Christ par Charlie Hebdo ! Pour montrer qu’ils étaient capables de les accepter.

Le Christ satanique de Félicien Rops, la couv' de « Hara-Kiri » sur l’avortement de la Vierge Marie.

Si vous êtes libres de pratiquer votre religion en France, si vous avez les mêmes droits que les chrétiens, c’est grâce au blasphème, qui a empêché une religion d’imposer sa loi. Les musulmans sont redevables de leur liberté aux blasphémateurs.

Beaucoup de gens aujourd’hui refusent l’idée de blasphème, pas seulement les musulmans. Il faudrait « respecter » les religions. Mais c’est justement parce qu’on ne les a pas respectées que nous sommes libérés de l’emprise religieuse, et que nous vivons en démocratie, dans un pays où toutes les religions sont acceptées. Charlie Hebdo ne va pas trop loin, Charlie Hebdo fait avec courage son travail de journal satirique, qui s’en prend à tout le monde, sans distinction de religion ou d’origine, parce qu’en démocratie on a le droit de se moquer de tout et de tout le monde. Sachez que Charlie Hebdo, qui est plutôt classable à l’extrême gauche, s’en est pris au racisme, à l’extrême droite, au christianisme, aux hommes politiques de tous bords. Et à l’islam, donc, à égalité avec les autres. Pourquoi auraient-ils dû faire une exception uniquement pour l’islam ?

En France, on peut critiquer avec virulence tout le monde, les partis politiques, les institutions, les hommes politiques, les artistes, etc. Faut-il faire une exception pour les religions ?

En France, on peut moquer le catholicisme, le judaïsme, le bouddhisme, sans risquer sa vie. Pourquoi ne peut-on moquer l’islam sans risquer sa vie ? L’islam serait-il une exception ?

L’islam peut être critiqué et moqué, comme toutes les autres religions, comme toutes les croyances, comme toutes les opinions, car en démocratie, une religion est une opinion, elle n’est pas sacrée. Si vous n’admettez pas cela, alors vous n’admettez pas la démocratie. Cela signifie que vous souhaitez vivre dans une société sans liberté d’expression, où on ne critiquera plus rien ni personne, dans une société sans blasphème, où la religion dictera aux gens leur manière de vivre, les limites de leur comportement et de leur parole. C’était la France au Moyen-Âge. C’est l’Arabie saoudite aujourd’hui.

Quelques couv' de Charlie Hebdo.

L’islam est critiquable justement parce qu’il a encore du mal à accepter la liberté d’expression et la liberté des femmes. Connaissez-vous des massacres et des attentats de même ampleur, partout dans le monde, au nom du christianisme ? L’islam est la seule religion aujourd’hui au nom de laquelle on tue des centaines d’innocents partout dans le monde. Combien de massacres en France, l’Hyper Cacher, Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice, les petits enfants juifs tués par Mohammed Merah, le professeur de Conflans, et bien d’autres encore ? Combien d’attentats aux Etats-Unis, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, tous aux cris de « Allah est grand » ? Et les organisations totalitaires islamiques, comme Daech, Al Qaïda, les Tribunaux islamiques somaliens ou les Talibans, qui lapident, décapitent et crucifient au nom d’Allah les chrétiens, les musulmans chiites, les juifs, les zaïdites, les homosexuels, les femmes adultères et les blasphémateurs ? Et dans combien de pays islamiques les autres religions sont-elles persécutées, les femmes considérées comme mineures, des jeunes gens exécutés pour n’avoir pas respecté la religion?

Ces pays et ces gens ont manqué la révolution scientifique et l’esprit des lumières. Ils ont manqué de blasphème !

Critiquer l’islam n’est pas de l’« islamophobie », maladie imaginaire créée pour empêcher justement toute critique, encore moins du racisme, qui n’a rien à voir. Est-ce que critiquer l’extrême droite est de l’extrême-droitophobie ? Est-ce que critiquer le capitalisme est de la capitalistophobie ? Est-ce que critiquer le catholicisme est de la catholicismophobie ?

Critiquer l’islam, c’est le mettre sur le même plan que toutes les autres religions et opinions. C’est donc le respecter. Ne pas le critiquer, c’est penser qu’il est incompatible avec la démocratie, comme on préserve la sensibilité d’un petit enfant qui ne peut pas endurer la même chose que les adultes.

Les caricatures de Charlie Hebdo, celles des journaux danois, attaquaient l’islam justement sur le sujet de la violence et de l’intolérance. Et c’est bien un problème, ne le pensez-vous pas ? Les réactions violentes ont montré qu’ils avaient raison ! Les assassins de Charlie Hebdo démontrent qu’ils avaient raison, qu’il y a là un problème. Le jour où l’islam acceptera de se confronter à ses problèmes au lieu de tout renvoyer à l’islamophobie, le jour où il acceptera de rire de lui-même, et de prendre la moquerie avec une indulgence souriante, il montrera qu’il est compatible avec la démocratie, capable d’autocritique, comme l’a été le catholicisme. Ce jour-là, une simple petite caricature ne donnera plus lieu à des massacres.

Je souhaite vivement, je ne sais par quel canal, être entendu de vous, surtout ceux que choquent les caricatures. Qu’ils comprennent enfin que c’est la loi démocratique, que c’est au prix de cette insolence qui réveille les esprits qu’on peut réfléchir, se remettre en question et avancer. Et si les religions avaient enfin de l’humour ? Si la Grande Mosquée de Paris organisait une expo Charlie Hebdo ? On peut rêver…

Pierre Jourde

• Je tiens à préciser que cette chronique est libre, non rémunérée, qu’elle reflète mes opinions et non celles du site qui m’héberge.

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7 réflexions sur “Pierre Jourde : « Aux musulmans, et en particulier aux élèves et parents d’élèves qui désapprouvent les caricatures de Mahomet »

  • Gian

    « … capable d’au­to­cri­tique, comme l’a été le catholicisme. »
    Justement, ce der­nier – qui y a été contraint – a à par­tir de là pré­ci­pi­té sa perte.
    L’islam n’a donc pas inté­rêt à suivre ce contre-exemple…

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    • Mais trou­ve­ra-t-il un inté­rêt dans la guerre civile (de civi­li­sa­tion) à laquelle se pré­parent ses stra­tèges ? Sans doute pas. Alors que l’op­tion « accom­mo­de­ment » sécu­lier lui ouvri­rait un sta­tut de res­pec­ta­bi­li­té, comme pour les cathos : pas toute la place, mais tout de même une bonne rente, genre pon­ti­fi­cale avec ambas­sa­deurs, banques et tout. Mais, tu l’as sou­li­gné, il ne le pour­ra pas en rai­son de son fixisme lit­té­ral au Coran. Alors ?

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    • Marysia

      Oui, bel article, comme sou­vent sur ce blog. Rien à ajou­ter sur l’es­sen­tiel. Pour le reste, il ne dépend pas seule­ment de nous, dans notre capa­ci­té à résis­ter, mais de la par­tie adverse qui mène sa guerre sans répit à entrevoir !

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  • Etoile

    Bien sûr Les Lumières sont arri­vées à temps par chez nous… ou presque … car les viols, les assas­si­nats n’ont pas vrai­ment dis­pa­ru même à notre époque … dite « éclairée » …
    Bien sûr on peut deman­der aux autres d’é­vo­luer, de com­prendre, de sup­pri­mer la peine de mort pour quelque rai­son que ce soit. Alors mon­trons l’exemple ! Travaillons avec ces ulé­mas, aidons-les en leur ten­dant une main éclairée
    Pas si facile d’é­vo­luer réel­le­ment ! On en sait quelque chose n’est ce pas !

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  • Guy JULIEN

    Bien sûr, on peut deman­der aux autres
    d’é­vo­luer, mais si on pou­vait les faire évo­luer sans le leur
    deman­der (allu­sion à l’his­toire de Raymond Devos :  »vou­lez-vs une
    contra­ven­tion ?), ça serait encore mieux. Comment ? s’at­ta­quer à
    leur cer­veau, le res­pon­sable de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font.
    Comment ? tout dépend de l’âge de l’in­di­vi­du, de l’é­tat de son
    cer­veau, de l’ur­gence qu’il y a à le faire évo­luer etc … En tous
    les cas cer­tains Islamistes savent com­ment s’y prendre si on en juge par la
    conver­sion à L’Islam de Sophie Pétronin.

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  • arthur

    Comme vous le dites au moyen âge la chré­tien­té n’é­tait pas très tolé­rante envers les autres reli­gions . Et vous pré­ci­sez que les otto­mans l’é­taient davan­tage. Vous oubliez de pré­ci­sez que les autres reli­gions au temps de l’empire otto­man payaient un impôt : la jizya. Les juifs et les chré­tiens étaient des dhim­mis et contraints à diverses humiliations.

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