« 31 juillet 1914, Jaurès est arrivé tard à L’Humanité… » 1/4 – Le pacifiste fondamental
L’Humanité… Quel beau titre pour un journal ! Pouvait-on en trouver de plus généreux, de plus largement ouvert sur le monde et ses peuples ? Ce monde qui se déroba sous son fondateur, ce 31 juillet 1914, il y a un siècle, et avec ce drame et sa suite, un siècle de chaos mêlé d’espérances autant que de terreurs. Un siècle qui inventa la « grande guerre » et ses dix millions de morts ; puis la seconde, presque aussi meurtrière, et sa « solution finale » ; et les bombes atomiques. Le siècle qui inventa la Shoah, Hiroshima, Nagasaki. Et qui ne s’est pas arrêté en aussi bon chemin : pourrait-on, sans en oublier, faire l’inventaire des dizaines, voire centaines de conflits meurtriers anciens, plus ou moins oubliés, en cours ou en gestation ?
[dropcap]Jean[/dropcap] Jaurès est mort, assassiné comme on sait, à la veille de ces désastres qu’il redoutait par dessus tout, lui le pacifiste fondamental, lui pour qui la guerre signifiait l’absolue abomination. L’Histoire, hélas, lui donnera raison.« Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? », chantera magnifiquement Brel. Le mode émotionnel convient bien à l’évocation de cet assassinat quasiment christique d’une icône politique, sorte de saint laïc, indéniable figure charismatique, emblème de la République. Mais derrière ce « ils » dénonciateur se tapit la longue litanie de toute l’Histoire de l’humanité (sans majuscule ici) qui n’a eu de cesse d’apprivoiser ses propres démons : violence, domination, exploitation, cupidité, ignorance, superstition, acharnement contre le vivant.
Ainsi ce « ils », pluriel de nos individualités étriquées, trop souvent assemblées en meutes guerrières, prêtes à étriper ses « frères humains » de part et d’autre d’une rive, d’une frontière, d’une classe, d’une religion. Jaurès, s’il eut une faiblesse, ce fut peut-être d'avoir postulé l’humanité des humains… Ce fut aussi sa grandeur, il est vrai, celle de ce pari philosophique sur la raison et le progrès. Sur ce point, l’Histoire n’aura fait que le démentir.
De même, concernant et l’Histoire et la philosophie, peut-on en contester sa vision téléologique qui leur donnerait un sens, une direction affirmée par on ne sait quelle force supérieure. Le « sens » de l’Histoire, le Destin de l’Humanité imprègnent en effet la pensée et l’action de Jaurès – et bien d’autres avec lui, certes, qui le rejoignent sur le plan des croyances et, plus généralement, de la spiritualité. Jaurès était plus un spiritualiste qu’un matérialiste – bien que les deux soient tout à fait compatibles. En quoi sans doute, tout en étant lecteur attentif de Marx, il ne fut pas marxiste. (On peut, par association d’idées, rappeler à ce propos les paroles de François Mitterrand : « Je crois aux forces de l’esprit ».)
« 31 juillet 1914, Jaurès est arrivé tard à L’Humanité… » Cette phrase m’imprègne depuis mon enfance, pour l’avoir entendue tant de fois. Mon père, en effet, avait rapporté d’un congrès de la SFIO, après la Libération, un 78 tours racontant la mort de Jaurès. Ce disque, il le conserva comme une relique – ce que je fais à mon tour depuis que j’en ai hérité. Dans la perspective de ce centenaire, je l’ai fait numériser [merci à Bruno, l’ingé-son de l’AJMI à Avignon], ce qui permet de diffuser ce témoignage ici.
C’est un document à forte charge émotionnelle. Pierre Renaudel, qui fait le récit très "pathos" du drame, se trouve parmi les présents ce soir-là au Café du Croissant, dans le IIe arrondissement de Paris, à l'angle de la rue Montmartre et de la rue du Croissant. Il est assis à la gauche de Jaurès quand claquent deux coups de feu…
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Puisqu’on en est, avec l’assassinat de Jaurès, dans un de ces excès de peste émotionneelle, il faut rappeler que son tueur, Villain, belliciste ultranationaliste mis à l’abri des balles teutonnes car en prison de 14 à 18, fut innocenté en 1919, cette même année où Cottin, anarchiste pacifiste maladroit, rata Clemenceau le briseur de grèves qui avait trahi le 17ème de Ligne en 1907 à Béziers, mais fut toutefois condamné à mort. Accessoirement, au sujet de la justice bourgeoise, rappelons encore que durant la République de Weimar, elle n’a prononcé qu’une seule longue peine de prison contre un des nazis responsables de 354 assassinats, contre 7 condamnations à mort et 10 peines lourdes dans les rangs d’extrême-gauche pour 22 exécutions.
Ouais. À propos de Villain, il est mort en septembre 36 à Ibiza où il s’était installé, exécuté par des anarchistes lors de leur tentative de reprendre l’île aux franquistes. Il n’est pas établi qu’il ait alors été identifié comme l’assassin de Jaurès.
Villain fut acquitté et la veuve de Jaurès condamnée aux dépens ! Anatole France adresse ce mot à L’Humanité qui le publie : « Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! » Ce billet provoque une manifestation organisée par l’Union de Syndicats et la Fédération socialiste de la Seine le dimanche 6 avril .
La voix de Jacques BREL nous laissait « entendre » :
Ils étaient usés à quinze ans
Ils finissaient en débutant
Les douze mois s’appelaient décembre
Quelle vie ont eu nos grand-parents
Entre l’absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d’être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laissent au visage un teint de cendres
Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
On ne peut pas dire qu’ils furent esclaves
De là à dire qu’ils ont vécu
Lorsque l’on part aussi vaincu
C’est dur de sortir de l’enclave
Et pourtant l’espoir fleurissait
Dans les rêves qui montaient aux cieux
Des quelques ceux qui refusaient
De ramper jusqu’à la vieillesse
Oui notre bon Maître, oui notre Monsieur
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelque sabreur
Qui exigeait du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couverts de prèles oui notre Monsieur
Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps de souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Et comment répondre à « ça » ?
Merci d’avoir recopié ce texte magnifique ; j’avais eu envie d’ajouter la chanson en audio, mais le droit d’auteur ne le permet pas. Finalement, c’est bien aussi de pouvoir lire ce poème. En effet, qu’ajouter ? Sinon peut-être que certains progrès ont été accomplis, du moins dans nos sociétés riches, à richesses de plus en plus inégales ; qu’on est passé de l’exploitation brute, violente, à l’exploitation « fine » par la sur-consommation, le spectacle, la représentation : une sorte d’aliénation parachevée… Mais la guerre, les guerres, elles, se portent bien.
Aliénation. D’aucuns disent sidération.
Sous le poids des stéréotypes de notre contemporanéité
(notamment la masse des actualités cannibales)
notre intelligence est manipulée et cela génère
un « homme de masse, esclave d’un conscient collectif ».
Alors vive l’éloge de la fuite,
comme nous disait déjà Henri Laborit, dans les années 70
Vive l’imagination …