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Paul Virilio, penseur de la vitesse, des accidents, de la « société individualiste de masse »

Temps de lecture : ± 3 mn

L'urbaniste et philosophe Paul Virilio, ancien directeur de l'Ecole spéciale d'architecture, est mort le 10 septembre à l'âge de 86 ans. Influencé notamment par Merleau-Ponty,  Marx, Jacques Ellul, Guy Debord, il auscultait avec sérénité une société malade de la vitesse et du risque technologique.

[dropcap]Marqué[/dropcap] par l'expérience de la guerre (il est né en 1932 à Paris) et notamment le bombardement de Nantes (en 1943) où il dit avoir pour la première fois éprouvé ce qu'un jour il appellera l' « esthétique de la disparition », les attentats terroristes du 11 septembre 2001 alimentent dramatiquement ses réflexions.

Sur France Culture en 2004, il revenait sur ces attentats terroristes qui marquaient selon lui l'entrée de la guerre « dans un régime substantiel et historique, celui de Clausewitz, dans un régime accidentel que l'on peut appeler l'hyper-guerre. Une guerre qui ne commence pas, qui ne finit pas. Elle est partout à la fois et c'est cela qui est sans référence. »

Ce qui intéresse Virilio, c'est la guerre moderne, totale, la Blitzkrieg. D'où aussi sa fascination pour la vitesse. Dans cette optique, le philosophe a théorisé la notion d' « accident intégral » pour illustrer le fait que l'avancée technologique conduit irrémédiablement à la production d'accidents industriels, qui constituent selon lui une forme de « patrimoine mondial secret »… Reprenant la formule d'Hannah Arendt selon laquelle « La catastrophe et le progrès sont l'envers et le revers d'une même médaille », Paul Virilio déclare ainsi :

La qualité du progrès nous amène à une qualité d'accident insupportable.

C'est ce qu'illustrent des événements comme les catastrophes nucléaires de Tchernobyl et de Fukushima, ou les attentats du World Trade Center (les avions devenant alors des missiles).

Dans son livre Ville panique, Paul Virilio décrit ainsi le passage, avec l'attentat du 11 septembre 2001, de la guerre traditionnelle à une guerre aléatoire, sans ennemi déclaré, sans lieu déterminé : il s'agit d'une « hyper-guerre », qui ne commence et ne finit pas, et qui est partout à la fois. On passe de la Guerre froide à ce qu'il nomme la « panique froide », avec un maintien de l'état de peur grâce à des accidents réguliers (New York, Madrid...)

Alors que la politique était dans le passé géopolitique, elle devient aujourd'hui une métapolitique. Désormais, il s'agit donc de « créer l'accident », le pouvoir résidant dans la fragilité et l'aléatoire de l'émotion :
La rapidité actuelle des événements, grâce aux médias et à l'information, fait que l'événement majeur n'existe plus que dans son immédiateté, dans son effet d’audimat. La question de l’accident devient un pouvoir : le pouvoir non plus de standardiser les opinions (comme c'était le cas avec la presse au XIXe siècle), mais de synchroniser les émotions - et donc de créer un événement politique majeur. Mais cette synchronisation des émotions n'est pas un phénomène démocratique, c'est un phénomène sectaire, capable de déclencher le pire.

Il faut donc être conscient du progrès de la catastrophe. Pour autant, Paul Virilio se refuse à croire et à prédire la « fin du monde ». En revanche, il craint un retour des nihilistes, avec un « programme de la fin » : il décrit d'ailleurs son livre comme un « cri contre le nihilisme de l'espace public ».

Il critique vivement le phénomène de« métropolarisation » que l'on observe depuis quelques années, les petites villes de provinces disparaissant au profit des grandes métropoles. Il faut se demander dans quelle mesure les urbanistes et les architectes sont responsables de cette situation – comme pour l'échec des grands ensembles et le drame des « zones sensibles ». En tout cas, ce qui est sûr pour Paul Virilio, c'est que ce n'est pas un hasard si l'immense attentat qui inaugure le XXIe siècle s'attaque à un des plus hauts buildings du monde :
Le retour des tours, à Paris comme ailleurs, est une question géopolitique majeure. C'est une question posée à la démocratie et à la République.

Selon Virilio, il faut donc certes une troisième dimension à l'urbanisme, mais certainement pas celle de la verticalité, qui est en rupture avec le tissu urbain. C'est selon lui parce que la ville est un échec que nous sommes arrivés dans ce qu'il appelle une « société individualiste de masse ». Paul Virilio appelle donc à réinventer la résistance, pour ne pas être collaborateur de cette remise en cause de la République, de l'espace public et de la démocratie.

[Sources : France Culture, Wikipédia, « C’est pour dire » [Rechercher "Paul Virilio], L'Art du moteur, Éditions Galilée, 1993.]

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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

5 réflexions sur “Paul Virilio, penseur de la vitesse, des accidents, <span class="pt_splitter pt_splitter-1">de la « société individualiste de masse »</span>

  • Gian

    L’idée de « pro­grès vs cata » chère à Virilio suite à Harendt a connu un remar­quable pré­cé­dent avec « pro­grès vs régrès » d’Elisée Reclus (v. L’homme et la Terre, 1908) ; le « régrès », néo­lo­gisme d’évidente symé­trie avec « pro­grès », ren­voie avec ce der­nier à la bien plus banale conjonc­ture « avan­tages vs incon­vé­nients » de niveaux de com­plexi­té variable (depuis le modes­tis­sime « me lever une 2ème fois pour aller cher­cher un autre sucre pour mon café » vs « le boire même s’il n’est pas assez sucré », jusqu’à « l’IA à outrance sans concer­ta­tion citoyenne » vs « la zom­bi fixa­tion uni­ver­selle ». J’arrête là, je suis en train de bas­cu­ler dans l’inconven(i)ent…

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  • Gérard Bérilley

    Je n’ai jamais lu Paul Virilio, comme tant d’autres auteurs d’ailleurs. J’ai dû l’en­tendre quel­que­fois à la radio, il me semble.
    Sur la ques­tion de la vitesse : pour moi c’est déjà inclus dans l’a­na­lyse de Marx du Capital. Le Capital accé­lère les échanges A‑M-A et M‑A ‑M c’est-à-dire Argent-Marchandises-Argent et Marchandises-Argent-Marchandises (Livre I du Capital)/ Le Capital, le sys­tème capi­ta­lisme accé­lère, est obli­gé d’ac­cé­lé­rer, les échanges au niveau mon­dial. Nous vivons cela tous les jours, et même si nous n’y pen­sons pas, d’autres, les bour­si­co­teurs, mar­chands, com­mer­ciaux et consorts, le font pour nous, tout s’ac­cé­lère pour le pro­fit. L’arrêt de l’ac­cé­lé­ra­tion serait la fin du profit.
    Pour « le phé­no­mène de« métro­po­la­ri­sa­tion » que l’on observe depuis quelques années, les petites villes de pro­vinces dis­pa­rais­sant au pro­fit des grandes métro­poles », il n’est nul besoin d’a­voir lu Paul Virilio pour le consta­ter et le déplo­rer. Les roi­te­lets des grandes métro­poles, je veux dire les maires des grandes métro­poles, se croient de plus en plus impor­tants, néces­saires, et puis­sants sur­tout avec l’ac­crois­se­ment du nombre d’ha­bi­tants de la métro­pole en ques­tion. Toujours plus grand est leur devise narcissique.
    L’aménagement (je n’aime pas ce mot) du ter­ri­toire en France est une catas­trophe. Il se passe le contraire de ce qu’il fau­drait faire : les métro­poles sont de plus en plus grandes, peu­plées, alors que les petites villes et les com­munes rurales dépé­rissent. C’est un non-sens éco­lo­gique, et démo­cra­tique. La nou­velle « mode » des Communautés d’Agglomération accen­tue ce défi­cit démo­cra­tique en enle­vant aux petites com­munes tout pou­voir sur elles-même.
    La cen­tra­li­sa­tion est en marche, avec paral­lè­le­ment une perte de démo­cra­tie locale.
    Je suis pour ma part par­ti­san du contraire : une revi­ta­li­sa­tion des com­munes rurales, des petites villes, au détri­ment des métro­poles régio­nales. C’est pour­quoi je suis pour l’at­tri­bu­tion d’un reve­nu de base, d’un reve­nu d’exis­tence, appe­lons cela comme nous vou­lons, pour toute per­sonne, pour tout couple, qui revien­drait peu­pler les com­munes rurales en échange d’une fonc­tion sociale vitale même éco­no­mi­que­ment défi­ci­taire au niveau com­mer­cial et finan­cier. Ce ne serait pas dur à faire, si la volon­té poli­tique en exis­tait, de refaire vivre, revivre, dans les déserts com­mu­naux ruraux : bis­trots (avec la Licence IV), épi­ce­ries, bou­lan­ge­ries, etc. Je crois savoir qu’une des plus belles for­mules de l’é­co­lo­gie est « Small is beau­ti­ful », titre d’un livre célèbre de Schumacher (1973). N’oublions jamais que les dino­saures sont cer­tai­ne­ment morts de par leur taille gigan­tesque. C’est ce qui arrive déjà au monde moderne et arri­ve­ra dans l’a­ve­nir à coup sûr.

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    • HEROUARD

      Merci à Gian de rap­pe­ler l’oeuvre de ce grand géo­graphe anar pré­cur­seur qu’est Reclus. Bernard Charbonneau était son conti­nua­teur. Le slo­gan de Schumacher est excellent, mais pour une actua­li­sa­tion à mon sens plus radi­cale : Olivier Rey. Une ques­tion de taille » (Stock, 2014). Et bien sûr Illich, et Gunther Anders sur les effets de la déme­sure. J’ai per­du la trace d’un jeune phi­lo­sophe Philippe Gruca qui a publié des articles sur ce thème dans la regret­tée revue « Entropia ».

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      • Gérard Bérilley

        Deux chefs-d’oeuvre d’Elisée Reclus « Histoire d’un ruis­seau » et « Histoire d’une mon­tagne » sont réédi­tés en un seul volume dans la col­lec­tion Arthaud poche Les Fondamentaux de l’é­co­lo­gie. (Moins de 10 euros). Six livres sont déjà parus dans cette belle col­lec­tion dont « Apologie de Raymond Sebond » de Montaigne (pour la ques­tion très actuelle du rap­port homme /​ ani­mal).

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  • Je par­tage cet article sur FB… Pourtant, je ne suis pas opti­miste quant à la lec­ture d’i­ce­lui. A part quelques excep­tions, il me semble qu’une grande par­tie de la popu­la­tion refuse une réa­li­té qui dérange et gâche­rait cette quête du plai­sir éphé­mère et de l’in­for­ma­tion légère, fut-elle politique…

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